Scènes

Festival Sonore, garant d’un sain dépaysement

8e édition du festival Sonore entre Brest et Châteaulin


L’ocelle Mare © photo Frédéric Roy

Voilà quatre années consécutives que le festival SONORE, impulsé depuis huit ans par Penn ar jazz, association œuvrant pour les musiques jazz depuis Brest, étend son territoire de diffusion au-delà de la ville blanche - surnom de la cité du Ponant - jusqu’aux territoires verdoyants de Run ar Puns, café-concert, lieu de convivialité comme on n’en fait plus, à Châteaulin. Le nomadisme sied bien à l’alliance de ces deux coproducteurs.

En 2016, le spectre s’élargit, et c’est heureux, avec une troisième structure haute en couleurs puisqu’elle porte le nom d’« Invisible » - comme le festival qui a célébré sa décennie l’année passée.

C’est le savoir-faire de ces projets complémentaires qui nous assure d’y trouver des propositions artistiques au-dessus et en marge des surfaces parfois lisses des musiques actuelles. Ici, il est question de joindre forces et réseaux pour faire entendre des musiques free, acoustiques ou amplifiées, qui planent en prenant des voies de traverse tout en sachant aller droit au but, c’est à dire aux tripes, sans calcul. Fred Frith, Tim Hecker, Sir Richard Bishop, Joëlle Léandre et Peter Brötzmann ont été programmés dans ce festival sans bordure mais avec un sens du débordement contrôlé. Et chaque édition est l’occasion d’impulser de nouvelles quêtes territoriales, car il en est ainsi de ces musiques chercheuses : elles vont à la rencontre du public ou bien elles meurent.

Le vendredi a vu briller, en guise d’introduction, trois artistes phares dans ce qu’ils savent faire de mieux : l’expérimentation tous terrains. Le batteur Will Guthrie dont l’approche sur l’instrument, l’engagement sont souvent si forts que souvent on ressort soufflé de ses prestations (il s’est déjà produit au festival) et Thomas Bonvalet, touche-à-tout qui œuvre en solo sous le nom de L’Ocelle Mare, maître à bord d’un capharnaüm/instrumentarium installé ce jour-là dans le café du village de Ploeven, commune de 500 habitants. Ils aiment aller où on ne les attend jamais vraiment, mais où le public se félicite d’être venu les voir. Le violoncelliste Gaspar Claus (invité fil rouge de la saison 2015-2016 Penn ar Jazz) s’est produit, lui, dans la petite église Saint Méen où il s’est plu à brouiller les références d’un public peu expert mais d’autant plus disposé à accueillir ces sons allant de Bach à l’imbroglio hurlant.

Gaspar Claus © Arno Le Roux

Ces trois centres de galaxies musicales ont joué, le lendemain, en trio, au point de ralliement de l’événement, le Run ar Puñs à Châteaulin. Ceux qui connaissent ce haut lieu du paysage musical breton sauront que je ne mens pas. Il avait plu sans cesse sur Brest ce jour-là, tant qu’il a fallu réchauffer l’atmosphère par un feu de cheminée – il accueillait à côté du bar les festivaliers venus de la ville. De quoi mettre en condition pour profiter de la création « Tout se qui se frotte, se pince, se frappe ». Les trois musiciens ont bénéficié d’une résidence de quelques jours pour lui donner naissance. Ils sont cependant sur des charbons ardents car il s’agit bien d’une première. Ces trois membres de l’écurie Murailles Music ne s’étaient jamais donné rendez-vous malgré leur connivence, une même approche décalée de la musique.

Qu’il gratte un banjo électrifié, souffle dans une flûte fabriquée à partir d’un orgue à bouche (des tuyaux en bambous assortis de « résonateurs » faits main), active les pales d’un ventilateur, Bonvalet a l’art d’accommoder les matières et de perturber les sens. Plastiques, bois et métaux en prennent souvent de nouveaux. Son jeu à l’accordéon se fait soutenu, sec, rythmique, les percussions jouées au pied, en s’accélérant, changent le rythme en drone chamanique : il n’a fallu attendre que le deuxième morceau, répétitif, pour voir s’afficher de francs sourires. Des marques qui ne trompent pas !

L’ocelle Mare © Frédéric Roy

Puis Gaspar Claus, jouant sur la pique du violoncelle, prépare une piste de décollage pour Will Guthrie qui y pose ses rythmiques martiales (dans ce cas, martiennes) aux pulsations intensives et expansives. Elles quittent rarement le sol sans s’être assurées que tout le monde est monté à bord. Plus tard, les cordes frottées apportent une mélodie, plus facile, un thème reconnu qu’on va distordre, malmener, comme s’il s’agissait de faire sonner des gammes classiques dans un décor industriel. Les constructions contrastées leur sont permises, ce chantier est le leur !

Guthrie Claus Bonvallet © F. Roy

Pourtant, pour les spectateurs présents, c’est toujours une surprise et une joie, comme un extra, qui naît de la réussite de ces rencontres paradoxales – attendues et aussi, par conséquent, risquées. Elles n’ont lieu que dans des événements de haut rang, ceux qui donnent le droit de se chercher avant de se trouver. Dans ce cadre, une évidence a pris vie et l’on espère qu’elle poursuivra ses envolées. Pour s’en convaincre, on pourra les revoir au sommet des Pyrénées, au festival Jazz à Luz où le trio est reprogrammé.

D’un mouvement ascendant à la redescente en terre ferme et rock, plus balisée mais propice au plaisir, il n’y a qu’un court temps d’adaptation nécessaire ; un léger replacement des antennes, qu’amènent sans peine The Oscillation. Avec leur collusion sonique entre krautrock européen et psychédélisme américain, ces Anglais font de l’ondulation un art de plaire. Les morceaux s’étirent et ce n’est pas par hasard s’ils se ressemblent. Aux synthés, l’austérité captive autant que la ligne de basse, malicieuse, joue à se répéter. Tout enjôle. Les effets éthérés et la voix langoureuse, hautaine – bien sûr ! – de Demian Castellanos, sont presque inutiles. Le pouvoir du mouvement perpétuel nous berce et nous emporte. « The Future Echo » morceau providentiel, clôt la performance mais pas la portée des ondes un peu magiques de cette soirée.

Le dernier jour du festival pousse plus loin l’art du mélange puisqu’il est organisé avec le concours de l’école publique Guérin, coeur de ce quartier populaire du centre ville de Brest où le public est convié. Bien sur, il s’agit d’une programmation pour grands et petits. Ça commence fort sous un franc soleil revenu de loin, lui aussi, avec le spectacle « Brigitte ». Antonin Le Brun et la Compagnie Les Yeux Creux font revivre un personnage truculent et décadent de l’histoire récente de Brest. Entre conte amer et hommage brut, les cris rauques suscitent les rires des enfants qui, heureusement, ne voient pas toujours l’envers du décor. Puis, nouveau bond générationnel, ce sont Les Mamies guitares sous la direction de Mathieu Sourisseau qui émeuvent l’assemblée pour le retour « fort en gueule » de cette proposition du tonnerre, qui nous avait déjà émus en novembre dernier.

Etenesh Wassié © Frédéric Roy

Le dernier clou de ce dimanche est planté par la chanteuse Etenesh Wassié et Mathieu Sourisseau, cette fois en bassiste. Leur immense complicité est née de leur collaboration au sein du Tigre Des Platanes et a mué, depuis, en un duo qui concilie flamboyance et épure. La formule au plus près de l’os, revisitant le répertoire et le style azmari, n’en finit plus de séduire… à moins que ce soit le sourire de Wassié, qui porte aussi ce soir sur son visage ce mélange de bonheur et de soulagement, à l’issue d’une tournée marathon d’un mois. Sa voix, surhumaine, n’en finit plus de convoquer le passé et les histoires d’une Ethiopie souvent présentée à travers des clichés poétiques, loin du pays dans lequel elle vit, travaille, chante au quotidien et dont elle excave à mains nues la beauté. Vie et voix s’ouvrent, jamais jusqu’au cri, mais elles déchirent l’espace de sorte que personne ne soit oublié, ne passe là sans être touché.

Puis le silence retombe en poussière dorée sur le sol devant les petites oreilles agglutinées et les grandes médusées. Sourisseau dessine les contours du paysage de sa basse ronde, introduisant les morceaux par des anecdotes qui apaisent et un groove qui fait bouger les épaules en cadence. Sonorisé, un peu sonné, on s’est réchauffé. De la bouche des festivaliers et des gars du quartier, le dépaysement a été trouvé. C’est simplement ce qu’en ces temps troublés, nous étions venus chercher.