Scènes

Festival « Têtes de jazz » à Avignon

Une opération originale, première édition de la vitrine jazz pendant le festival d’AVIGNON.


Un temps fort pour le jazz dans le « off »... La programmation musicale s’étant étoffée dans le cadre du festival d’Avignon, quoi de plus naturel que de profiter de l’afflux impressionnant de visiteurs pour leur faire découvrir du jazz vif ?

Le meilleur moyen d’écouter de la musique étant encore d’en voir, selon son slogan bien connu l’AJMI, cette scène de jazz située à quelques encablures du Palais des Papes avait décidé d’organiser, en partage avec d’autres associations, un espace d’exposition du jazz et des musiques improvisées actuelles. Soit quinze jours de programmation exceptionnelle, inouïe dans l’îlot protégé de la Manutention, village du jazz au cœur du festival, avec des matinées réservées au cinéma sous forme de projections et des ciné-concerts (Métropolis, Monsieur Méliès et Géo Smile).
Ce dispositif se voulant coopératif, il ne s’agissait pas d’une programmation 100% AJMI, mais d’une répartition à l’amiable où les musiciens, collectifs ou structures de production présents Jazzus, Colore, Das Kapital, Emouvance, l’ARFI, Le Sacre du Tympan, l’AJC - ex-Afijma/Jazz Migration étaient co-financeurs et partenaires de l’événement. Ou comment favoriser dans ce contexte hors norme des musiciens de jazz familiers des circuits spécialisés mais souvent inconnus des programmateurs de scènes généralistes.

On pourrait commencer ce tour d’horizon de la foisonnante première édition de Têtes de Jazz en évoquant les groupes turbulents de Jazz Migration, sélectionnés par le réseau de festivals Afijma : Marcel et Solange et Papanosh, jeunes pousses qui ne demandent qu’à se développer dans le terreau des musiques actuelles, ou le groupe du contrebassiste Guillaume Seguron qui nous avait troublés l’an dernier, lors du regretté festival Jazz à la Tour d’Aigues, avec son sensible Solo pour trois ou encore Tomassenko Anti Freeze Solution, qui se définit comme un « orchestre de poche pour une musique de chambre pas bien rangée ». A savoir une folie doucement surréaliste où l’auteur des textes, le comédien et chanteur belge Olivier Thomas, accompagné de la clarinettiste Catherine Delaunay n’hésite pas à jouer malicieusement de la voix et du corps en compagnie du guitariste Laurent Rousseau.

Retrouvailles : Le Sacre du Tympan

Fred Pallem et une petite formation réarrangée du Sacre du Tympan proposent « L’homme-orchestre » en hommage au compositeur français de musiques de films François de Roubaix, disparu dans un accident de plongée en 1975. Pionnier de l’électro et du home studio, il fut le compositeur de B.O célèbres (Dernier domicile connu ou Le vieux fusil) mais aussi d’indicatifs de séries ou d’émissions télé Astralement vôtre, Commissaire Moulin, Chapi Chapo... Sans oublier un très intéressant Pingouin sur la banquise prévu à l’origine pour le commandant Cousteau, à qui la musique ne plut pas... Personne n’est parfait !

Vincent Peirani © Hélène Collon

Fred Pallem place les synthétiseurs sur scène : deux musiciens aux Korg, instruments d’époque électro-acoustiques et autres drums machines : le flûtiste Rémi Sciuto et Antonin Rayon (qui a fait une de ses premières apparitions en terre vauclusienne au sein du grand projet « Le Sens de la marche » de Marc Ducret). Quant à Eve Risser, elle se démène aux claviers au côté d’un foudroyant Emiliano Turi à la batterie. Juliette Paquereau, elle, chante avec sensibilité des thèmes de films de Robert Enrico, Boulevard du rhum et Les aventuriers (« L’enterrement marin »).
L’orchestre peut se roder plusieurs soirs durant et présenter ainsi des versions affinées de cet intéressant répertoire, à paraître bientôt. Avec en finale une version du thème de la Scoumoune de José Giovanni qui, très entêtant, réveillera bien des nostalgies dans le public.

Vincent Peirani

Quand il n’accompagne pas Youn Sun Nah ou ne se produit pas en solo, il est leader d’un trio dont le premier album Thrill Box est sorti cette année chez ACT. Direct, simple et toujours pertinent, ce grand escogriffe qui joue pieds nus de sa « boîte à frissons » sait parler au public, vite conquis par une musique à la fois populaire et exigeante. Que ce soit sur son premier titre, « Choral », le bien nommé « Hypnotic », le « Frevo » d’Egberto Gismonti, ou ses reprises endiablées de standards de Monk ou d’Ellington, il peut s’approprier toutes les musiques avec une audace tranquille, décloisonner les genres, du musette au jazz, sans oublier les traditionnels (« Goodnight Irene ») : il suffit de l’écouter dans les standards pour comprendre qu’on peut encore les revisiter avec talent et originalité en 2013. Il est entouré du très doué Simon Tailleu à la contrebasse et de Tony Paeleman qui remplace au pied levé Michael Wollny, souffrant. Car Vincent n’hésite jamais à inviter les copains, tel Emile Parisien, au soprano sur trois titres.

Das Kapital

Que peut-on encore dire sur ce trio extraordinaire, éminemment européen (un Allemand, un Danois, un Français) qui assure autant la forme que le fond d’un programme politiquement jazz ? A chaque concert il remporte un succès mérité grâce à son jazz post free plein d’humour, à l’intensité constante, qui jamais ne ralentit. Edouard Perraud, au centre, assez incontrôlable, n’est pas le plus fou, mais il est spectaculaire à observer. Hasse Poulsen joue de la guitare avec une virtuosité décontractée, un détachement feint, amusé. Je me souviens de sa prestation dans un groupe improbable, Sound Kitchen, où il bricolait sa gratte et en sortait des effets bruitistes. Ce n’est pas le cas avec Das Kapital, où il fait plutôt office de « guitar hero » mais tranquillement, sans forcer. Quant à Daniel Erdmann, toujours flegmatique, comment ne pas sourire de son humour et de ses commentaires décalés, alors qu’il séduit par l’un des plus beaux sons de saxophone actuels ? Tout en improvisant constamment avec une énergie très rock, le trio s’amuse à déconstruire finement et toujours avec jubilation la musique très singulière mais toujours mélodique d’Hanns Eisler, qui eut une vie des plus mouvementées. Elève favori d’Arnold Schönberg dans le Berlin des années 20, réfugié à Hollywood pendant la guerre, puis de retour en l’Allemagne de l’Est (c’est lui qui écrivit l’hymne de la R.D.A sur le piano de Chopin à Varsovie), Eisler est la figure centrale de deux albums du groupe, Ballads and Barricades et Conflicts and Conclusions .

Dans le trio de la saxophoniste baryton Céline Bonacina, si l’on retrouve avec plaisir le contrebassiste Michel Benita, la surprise vient du jeune pianiste d’origine galloise Gwilym Simcock (qui a déjà signé un album chez Act Good days at Schloss Elmau) - un tempérament romantique qui s’exprime dans les ballades. Sensibilité romantique, engagement romanesque ? Il est clair que cet artiste a beaucoup à dire.

Simcock a d’ailleurs pu s’entretenir avec son ancien maître à l’issue du plus beau concert de la quinzaine, le duo Stéphane Kerecki/John Taylor jouant le répertoire de son album Patience. Mon voisin, qui n’est autre que Rémi Charmasson, aussi enthousiaste que moi, commente, émerveillé, le son exceptionnel de Kerecki, en qui il voit l’un des dignes successeurs de Jean François Jenny-Clark. Une basse puissante et résolue, souvent chantante, qui s’accorde à merveille à un piano coloriste. Une douce violence envahit l’espace de jeu, une fluidité plus nostalgique que mélancolique, parcourue par une énergie rythmique souterraine. On est troublé là aussi tant l’échange est vif, immédiatement complice et intense. Un dialogue fervent dont la beauté ne trompe pas ce public de connaisseurs.

Céline Bonacina Trio © Ch. Charpenel

Également dans ce bouquet de groupes, Mobile présenté par Jazzus, nouveau quartet tendre qui prend son temps pour exposer une suite à écouter - « Mezclo », « Coop », « Bleen », « L’onde verte » (titre poétique correspondant à une réalité qui l’est moins : le synchronisme des feux sur une grande ligne, ruban routier, rocade) - composée par le saxophoniste Luis Vina, qui manie le baryton avec aisance. Une musique libre et pourtant très écrite, jouant en permanence des timbres, solos ébouriffants du superbe trombone de Matthias Mahler, alliage de la guitare d’Adrien Dennefeld et des volutes des saxophones, à quoi s’ajoute la batterie minimaliste de Julien Chamla. Dans un échange étrange et fructueux se construit ainsi un répertoire comme on installe un décor, avec des pièces démontables, des fragments librement esquissés qui peuvent évoluer en permanence. La plupart des morceaux s’étirent, se dilatent dans une atmosphère étrange où chaque souffle compte, entre ardeur et mélancolie, de la flamme légère et fragile aux braises ardentes. On attend le prochain album pour vous en reparler.

Décidément les nordiques ont une façon bien à eux de jouer, me dis-je en écoutant le trio luxembourgeois Reis/Demuth/Wiltgen qui a sorti en début d’année un album sur le label Laborie Jazz dirigé par Jean-Michel Leygonie. En fait, le pianiste et le batteur vivent aux USA, et c’est le contrebassiste qui a fait le lien, ayant déjà joué avec son compatriote Pascal Schumacher et la chanteuse portugaise Sofia Ribeiro. Une énergie puissante, des ruptures de rythme fréquentes, un duo contrebasse-batterie qui s’entend à merveille et puise à la source revigorante du rock, le tout pour une succession de thèmes rapides et entraînants et de ballades plus romantiques. La mélodie vient des accents, volontairement répétitifs, jusqu’à la transe, du pianiste, qui peut tout autant renvoyer à Brad Mehldau qu’à E.S.T. Ecoutez donc « A Floppy Disk », « No Stone Left Unturned », « Neel Mat Käpp » pour vous en convaincre. Un ensemble résolument équilatéral, complémentaire dans le jeu et l’esprit des compositions. A suivre.

Reis/Demuth/Wiltgen trio © Ch. Taillemite

Des images et du son

Le cinéma Utopia célèbre le talent de Méliès, un des visionnaires du cinéma, maître du trucage, en projetant toute une série de films en collaboration avec la société Lobster dans le cadre de vidéo-concerts par les musiciens de l’Arfi : Olivier Bost (tb), Eric Vagnon (sax) et Guillaume Grenard (tp). Ceux-ci cuivrent de bonheur, porteurs d’un masque de Méliès à la barbe en pointe et aux fines moustaches retroussées. Cette dégaine donnait au vrai Méliès un air méphistophélique qu’il arborait sur scène, dans le studio de Montreuil bâti de ses mains, ou bien dans ses films. Seul un démon peut faire paraître et disparaître à volonté objets et personnages, enlever et faire réapparaître les têtes (Le mélomane), mettre en scène avec autant de talent des trucages dignes des fêtes foraines qu’il appréciait tout particulièrement. On rit beaucoup du rallye automobile de Monte Carlo aux effets collatéraux dignes du Paris-Dakar, dont Blake Edwards s’est peut être inspiré pour son propre film La grande course autour du monde. On s’émerveillera toujours devant la poésie du Voyage dans la Lune de 1902, avec l’attaque de ces diables de Sélénites. L’intérêt est de retrouver dans la musique de l’Arfi, sous les lumières de Damien Grange et le dispositif ingénieux, interactif, scénographié sur plusieurs écrans de Jérôme Lopez, l’esprit joueur et ingénieux de Méliès, son univers baroque, éminemment drôle et naïf.

Il semblerait qu’enfin, musiciens et acteurs culturels ne se sentent plus dévalorisés par une image du jazz parfois difficile à porter. Revendiquant une ligne artistique ferme et soutenue, cette première édition de Têtes de Jazz ne fait plus l’économie de ce terme. Cette musique se fraie un chemin, emprunte sa matière et se régénère au contact d’autres musiques - classique, contemporaine, traditionnelle. Sans être une musique du monde, elle demeure spécifique et il n’est pas question ici d’utiliser le renom d’Avignon pour proposer un jazz "pour touristes », ni une musique de consommation courante.

Ce patchwork, dont personne au départ ne savait vraiment quelle forme il allait prendre, tant il était constitué de pièces différentes, a demandé un réel travail d‘élaboration, du tout comme des parties.
Bravo à l’équipe technique qui a effectué un vrai marathon - changements de plateaux, balances synchronisées avec les spectacles de la salle de théâtre située au-dessus... Ceux qui apprécient le « work in progress » sont servis et vivent une expérience formidable : du concentré de jazz pur, des musiques ouvertes à tous ceux qui sont curieux de ne pas retrouver ce qu’ils connaissent déjà. Au contraire, ils goûtent un menu représentatif de la scène alternative via une gamme d’esthétiques fort plaisante et des musiques souvent ludiques, insolentes, inventives. Et la formule s’avère gagnante si le public se risque à prendre ce qui advient et revient voir comment ça évolue : après plusieurs visions, on s’approprie un film, on le perçoit mieux, il devient familier. Il faudrait toujours avoir cette chance avec la musique, moduler son jugement après plusieurs écoutes.

Le jazz a droit de cité à Avignon hors des scènes et des festivals spécialisés. Têtes de jazz n’est pas du tout assuré de se perpétuer. Cela veut dire que les musiciens ont choisi de s’engager sur la voie étroite, de prendre des risques main dans la main avec leurs programmateurs. Ce qui justifie tout cela, c’est non pas l’amour de l’art, mais le plaisir de faire connaître autre chose, de faire entendre ce « surgissement » de la musique jazz dans une programmation sensible au génie du lieu. Communiquer son travail, échanger. Les musiciens ne trouvent jamais autant leur justification que quand ils peuvent jouer leur musique devant un public. Alors, vivement l’an 02 de cette manifestation avignonnaise.