Entretien

François Corneloup

« So I Sing In My Dreams »… (S’il veulent m’interdire de chanter dans la vie, alors je chanterai dans mes rêves.)

Le saxophoniste François Corneloup invite Henri Texier le temps d’un concert. Pour rendre hommage à celui dont les mélodies furent des repères très importants, et avec qui il a, ensuite, beaucoup travaillé, il a choisi de créer un spectacle avec et autour du contrebassiste. Accompagnés de Maxime Delpierre à la guitare et de l’Américain JT Bates à la batterie, les deux musiciens interpréteront des compositions de l’un comme de l’autre, toutes ayant en commun de rester longtemps dans la tête, à la manière d’une chanson…

Éminent contrebassiste de jazz, Henri Texier a croisé la route de nombreux jazzmen depuis ses débuts en 1962 (Johnny Griffin, Bill Coleman, Chet Baker, John Abercrombie ou Didier Lockwood, pour n’en citer que quelques-uns). Engagé dans l’European Rhythm Machine en 1968, il multiplie ensuite les expériences en trio, quartet, quintet ou sextet. Au sein du trio Romano-Sclavis-Texier, il a participé aux trois albums ayant pour thème l’Afrique : Carnet de Routes, Suite africaine et African Flashback en compagnie de Guy Le Querrec.

En prélude au concert qu’il donnera le 1er mai 2014 à 20h00 au Théâtre des Quatre Saisons à Gradignan (33), création qui sera reprise à l’Europa Jazz Festival, François Corneloup a bien voulu s’expliquer sur la genèse de ce nouveau répertoire.

- Comment vous est venue l’idée de ce projet et quel en est l’axe fondamental ?

- L’idée est venue progressivement. Plus qu’une révélation, ça s’est installé comme une évidence au fur et à mesure d’une collaboration régulière avec Henri. C’est d’ailleurs le sujet qui sous-tend ce projet : une filiation naturelle qui se construit sur le repère tangible qu’est pour moi ce musicien dans ma propre histoire. C’est une manière rendre la pareille à celui qui m’a offert ce précieux espace de jeu. Lui rendre ce en quoi ça m’a profité artistiquement parlant. Au-delà de l’hommage. L’intention est aussi musicale. L’envie de jouer est probablement nourrie de l’influence et de la pratique de l’univers musical d’Henri, mais elle a très tôt résonné avec un goût commun du lyrisme de la mélodie et du swing, le tout teinté d’une attention et d’une tendresse partagées pour les musiques de tradition populaire.

François Corneloup Photo Frank Bigotte

À travers ce projet, j’aimerais montrer comment la musique s’apprend, se construit, s’invente… se renouvelle aussi dans ces processus très directs de transmission, dans une certaine continuité. J’accorde une importance capitale à la maturation, à l’insistance de la pratique. Nous manquons tellement de temps aujourd’hui pour laisser opérer l’érosion, l’usure, la transformation… Finalement ce projet n’a d’autre objectif que de s’accorder encore un sursis pour continuer d’approfondir et de questionner les formes qu’on visite depuis longtemps. J’y vois une certaine similitude avec les pratiques des musiques populaires, encore elles… Une certaine idée de ce que pouvait être le quotidien du jazz avant qu’on ne l’identifie clairement sur le plan musicologique comme une forme créative innovante spécifique, ce qui n’était pas forcément le cas au début de son histoire… Disons que son ancrage fort dans le quotidien désacralisait peut-être un peu le génie qu’il y a dans cette musique. Rien de passéiste là-dedans. Il est plutôt question de prêter attention aux vertus du temps passé ensemble.

Les trente dernières années ont vu se développer en France un jazz qui se pense dans un renouvellement permanent, une création qui veut procéder plus par alternatives que par transformation, dans une volonté rédhibitoire d’avant-garde. C’est très sain. Ça veut dire que persiste un désir de questionner et bousculer les choses, et cela donne lieu tous azimuts à l’invention de formes musicales inouïes, débordantes d’imagination… Le mouvement est toujours préférable à l’immobilité. Néanmoins, ça peut aussi conduire à des radicalismes esthétiques qui peuvent être autant de positions artistiques affirmées que de clivages. Il me semble que l’histoire d’une musique se construit non pas dans la stratification, un courant en recouvrant et remplaçant un autre, mais plutôt dans une manière de mettre en perspective les époques, de chercher la relation dialectique entre les courants musicaux, de chercher des relations plus que des contradictions. Il me semble aussi que si les musiques improvisées avaient d’avantage la possibilité de puiser leur vitalité dans une pratique quotidienne spontanément établie - et je ne parle pas seulement pour ceux qui en jouent – sans dépendre du soutien aujourd’hui quasi incontournable des institutions, les choses se replaceraient plus naturellement. Les processus créatifs tirent aussi leur ressources d’un échange quotidien avec la communauté, qu’on soit dans le rituel, le festif ou, plus profondément, dans l’inconscient collectif. Henri Texier fait organiquement partie de ma culture. Certes, j’ai pu bénéficier de son travail grâce au soutien institutionnel, mais il fait aussi partie de mon quotidien depuis le début. L’appropriation est donc naturelle. Elle conduit logiquement à ce projet.

- Jouer la musique d’Henri Texier avec le contrebassiste lui-même, c’est un geste audacieux. Quels sont les risques ?

Comme on peut l’entendre parfois, les musiciens de jazz emploient volontiers l’expression « ma musique » pour parler de leur travail. Ça traduit une volonté créative, l’intention d’apporter un regard personnel, bien sûr, mais c’est aussi une formulation qui induit en creux, sans aller jusqu’au repli sur soi, un « Splendid Yzlement », comme dirait Michel Portal, quelque chose dans la forme qui voudrait presque s’affranchir de tout recoupement, qui voudrait distinguer l’« œuvre » dans son époque. Je n’ai pas le souvenir d’avoir entendu Henri parler de « sa » musique. J’ai l’ai toujours entendu parler plutôt de sa façon de voir « la » musique. Ce qui est très différent : il sait ce qu’il veut entendre, mais s’inscrit d’emblée dans une appartenance à un domaine bien plus large. On connaît son attachement à l’histoire du jazz, jusqu’à la revendication non dissimulée d’en porter lui aussi l’héritage. Henri Texier ne fait pas seulement la musique d’Henri Texier. Il fait du jazz.

Cette posture ne peut que porter la relation artistique sur un rapport d’échange fluide. Intrinsèquement, la musique telle qu’Henri l’articule donne à entendre sa griffe d’une manière très identifiable, mais celle-ci se développe très lisiblement au travers d’un idiome jazz dont nous partageons familièrement les marques. Ça opère dans un champ culturel commun qui, de fait, pose des questions de pertinence plus que de pouvoir ou d’exclusivité. Henri Texier est un formidable meneur. Mais dans tous ses projets, du moins ceux auxquels j’ai participé, s’il marque une très forte exigence quant à l’unité de l’orchestre, il invite aussi chacun à partager, en portant une attention particulière à laisser chaque personnalité s’exprimer à sa manière dans l’image orchestrale qu’il veut donner. Et cette image s’inscrit dans un référentiel plus large que sa propre composition. Son talent est d’ailleurs d’en faire pourtant une musique assez personnelle. D’une certaine manière, c’est aussi au sein de cette relation au travail que j’ai pu imaginer ce projet. Au fond, le seul véritable risque est de relancer un débat artistique, de nous propulser dans un processus nouveau d’échange musical. Plus qu’une audace, c’est une chance pour la musique…

- Parlez-nous de chacun de vos partenaires dans cette entreprise et de leur rapport avec Texier, s’il y a lieu.

J’ai rencontré JT Bates à Minneapolis en 2004 lors de la toute première édition du festival « Minnesota sur Seine » organisé et programmé par Jean Rochard. Concert-rencontre avec son complice des Fat Kid Wednesdays, Adam Linz, contrebassiste et Dominique Pifarély. Viendra l’année d’après le groupe Next, pour lequel je compose cette fois, toujours avec D. Pifarély, mais aussi Anthony Cox à la basse et Dean McGraw à la guitare, qui sont l’un comme l’autre basés aux Twin Cities.

J’ai très vite pensé à JT pour cette création parce que j’ai pu voir au cours de ces collaborations qu’il faisait partie de cette famille de batteurs créatifs qui développent l’interplay dans les timbres, dans la réactivité. Il a cette vitalité, cet à-propos que je retrouve chez des batteurs européens comme Paul Lovens ou Paul Lytton, références d’ailleurs très précises pour JT lui-même, qui a toujours été très attentif à la scène improvisée européenne. Ces qualités, il les combine à une culture très américaine du swing. Pour lui comme pour beaucoup d’anglo-saxons, c’est une donnée historique de base. Il joue d’abord dans le big band que dirige son père en compagnie de son frère Chris, excellent contrebassiste lui aussi. Lors de la dernière tournée de Next en 2009, JT passait pratiquement tous les trajets à écouter en boucle le magnifique « The Drums By Jo Jones ». Tout ça m’a éclairé sur cette impression d’un time très efficace que j’entends couler dans son jeu avec une grande fluidité et une maturité étonnante pour un musicien de son âge. JT possède ce qu’il faut d’assise pour installer le groove et la disponibilité nécessaire pour stimuler l’improvisation dans l’orchestre. Il est donc le partenaire idéal dans l’univers musical d’Henri, du moins l’idée que je m’en fais et ce que je veux y mettre en valeur.

Chez Maxime Delpierre, la première chose qui m’a sauté aux oreilles c’est le rapport très simple à la mélodie. Il parvient à développer une intensité lyrique très forte dans une certaine immédiateté du signal. Il l’entretient dans des choix de timbres bruts et garde la bonne distance avec la sophistication du jeu. Pour moi, Maxime est l’interprète parfait de cette évidence mélodique qui me touche chez Henri. Là où d’autres pourraient tendre vers une forme simpliste du chant et du son de l’orchestre, Maxime ouvre un espace dans le spectre sonore. L’horizon s’élargit et s’éloigne. Sur ce plan, il y a une certaine similitude avec cette sensation de « grands espaces » qu’on trouve dans l’esthétique d’Henri. Lors de nos premiers échanges à propos de ce projet, j’ai pu constater que Maxime, qui est plus jeune que moi, a des références très précises sur Henri. Il fait partie de sa culture. Il m’a semblé intéressant de mettre ça en jeu, de prendre la mesure de l’impact qu’a pu avoir Henri sur les générations à suivre, de percevoir un peu plus intimement la manière dont la musique qu’il a proposée a cheminé dans le paysage…

- Et donc qu’est-ce qui, selon vous, caractérise la musique d’Henri Texier ?

Le chant ! Sa manière de donner à l’instrument, à l’orchestre, une voix comme expression de l’âme. Et son goût du partage, son infinie méticulosité au service de l’évidence, toute dédiée à la possibilité de laisser les autres, ceux qui jouent, ceux qui écoutent, reprendre ce chant à leur compte. Au fond, l’idée que le chant peut à la fois rassembler, fédérer, raconter l’Histoire et aussi, dans cette participation à un tout musical, laisser transparaître l’histoire singulière de chacun. Une grande mélodie, c’est un air qui vous transporte familièrement dans des endroits inconnus de vous-même. Henri Texier sait faire ça.

Et puis le tempo ! Celui d’Henri porte sans heurter. Il y a une facilité immédiate à l’attraper tout autant qu’une tension énorme dans son articulation. Le time d’Henri vous pousse, vous conforte en même temps qu’à chaque mesure il ouvre devant vous un espace d’invention. Son jazz veut être populaire. Non pas de cette musique populaire qui veut l’être pour se vendre, mais celle qui se revendique d’une culture commune, la nourrit et la questionne. La musique qu’il joue veut rendre au jazz ce qui devrait être sa place naturelle au monde, c’est à dire une forme inouïe qui bouscule les certitudes esthétiques, mais aussi qui fête le quotidien, une musique qu’on prend tout autant comme partenaire de vie que comme complice d’une révolte. Je ne sais pas si Henri dirait tout ça, mais c’est en tout cas ce qui j’y entends. Et ce qu’il en joue m’aura au moins permis cette projection toute personnelle. En soi, cette possibilité qui m’est donnée est selon moi un aspect fondamental de sa vision artistique. Il y a aussi la part de rêve, de songe - « sonjal » en breton -, indispensable à la respiration de l’esprit. C’est aussi en pensant à cela que j’ai voulu appeler ce spectacle « So I sing in my dreams ». Cette phrase vient d’une chanteuse malienne à qui les intégristes religieux ont interdit de chanter, ce qu’elle a courageusement commenté en disant : « S’il veulent m’interdire de chanter dans la vie, alors je chanterai dans mes rêves ».

François Corneloup Photo Hélène Collon

- En quoi cette musique a-t-elle eu une influence sur vous ? Et plus généralement, en quoi Henri Texier a-t-il été pour vous un musicien important ?

Au tout début, je l’écoute. Je le suis de concert en concert comme un fan. Je ne suis pas encore musicien. Dans ce paysage des années 80, il est une référence d’un jazz “à la française”. Il faut peut être rappeler que lorsque je débute, nous sommes dans une période à laquelle le jazz en France, s’il sait ce qu’il doit à la musique d’outre-Atlantique, affirme aussi une volonté d’émancipation esthétique. La musique improvisée européenne d’alors cherche depuis quelques années de nouvelles influences. Elle déplace ses repères vers les musiques traditionnelles régionales ou d’Europe de l’est, avec entre autres, Alain Gibert, Maurice Merle… pour l’Arfi, François Tusques, Sylvain Kassap… un peu plus tôt, dans la musique contemporaine, avec Michel Portal et Vinko Globokar pour le New Phonic Art, ou dans la free music avec le courant de Wuppertal, qui ne renie pas ses cousinages mais se démarque un peu des filiations avec le free jazz américain proprement dit. On commence aussi à entendre à l’époque par-ci, par-là, des discours assez étranges pour moi qui suis bercé au travers de la discothèque familiale par la musique afro américaine. Ces discours préconisent une sorte de prosélytisme esthétique, mélangeant un peu confusément la revendication - au demeurant très productive - d’une certaine identité artistique, et un sentiment d’urgence : préserver le réseau des offensives commerciales des musiques anglo-saxonnes. Le jazz américain n’échappe pas non plus à cette défiance. Nous sommes dans des années de “changement”. Le nouveau gouvernement fait un enjeu politique du développement de la création française. Son soutien va indirectement contribuer à relayer, renforcer, officialiser le rôle des musiciens dans cette mission culturelle… Une manière d’exception culturelle française du jazz.

Tout ça est très bénéfique pour la musique improvisée en France. Je suis d’un côté porté par ce mouvement mais d’un autre côté, je n’y retrouve pas tous mes repères sensibles. Je sens empiriquement que ce n’est pas uniquement dans ces alternatives politiques que je trouverai la solution artistique à l’expression de l’envie de jouer qui, à mon corps au fond plus consentant que défendant, prend aussi sa source dans cette musique improvisée américaine. Je fais mes premières armes comme stagiaire dans les ateliers d’improvisation animés par Louis Sclavis durant le festival de la Roche-Jagu en Bretagne. Ce festival, auquel j’ai assisté comme stagiaire et comme spectateur pendant ses trois années d’existence (de 81 à 83), n’est certainement pas la seule manifestation emblématique de ce paysage jazzistique européen en pleine transformation, mais en tous cas, il est fondateur de mon propre parcours. Via Louis Sclavis, j’y établis le contact avec le « folklore Imaginaire » (expression inventée par Bartok) de l’Arfi comme base possible d’une musique improvisée. Mais je vois aussi défiler sur scène toutes les grandes personnalités du jazz, européen comme américain. De plus, tout ce monde se croise et se télescope sous mes yeux fascinés et envieux avec les grands musiciens de la scène traditionnelle bretonne. Tous mes repères sensibles sont là : depuis le courant virulent, prolixe et pluriel de l’improvisation européenne jusqu’au swing afro américain qui me bouleverse tant, en passant par la relation charnelle que j’entretiens avec la musique bretonne. Or qui est l’organisateur de ce festival ? Henri Texier !

Dans ce contexte d’apprentissage, cette représentation d’une certaine idée d’un jazz qui conjugue son historicité afro-américaine et toutes les tendances émergentes de la musique vivante européenne, ouvre un intervalle entre le jazz “outre-Atlantique” si fantasmatique qui me touche et la possibilité d’une appropriation toute personnelle, plus proche de moi, de mon histoire, de mon quotidien culturel. Elle n’oppose pas les courants. Il n’est pas non plus question d’une fusion « World Music » uniformisante ; il s’agit plutôt de pluralité, de la recherche d’une symbiose des influences, d’établir une sorte d’équilibre écologique des esthétiques de l’époque.

Bernard Lubat est dans cette filière aussi. À sa manière, il réussira à faire cohabiter les courants, une sorte d’œcuménisme à l’image du poly-instrumentiste polymorphe qu’il est, basculant avec une grande virtuosité d’une esthétique à l’autre, faisant sur lui-même la démonstration enthousiasmante qu’une production très localisée (Uzeste) et en même temps très cosmopolite est possible. Lubat est un dialecticien. Il s’intéresse à la confrontation des styles. Sa démarche est plus attentive aux tensions entre les esthétiques. Il cherche des intervalles entre les courants. Avec lui, j’aurai appris le sens du pluralisme artistique, appris à admettre la différence comme vecteur créatif.

Chez Henri, il me semble que la démarche tend vers une synthèse des influences. À partir du jazz d’outre-Atlantique, Texier va inventer un jazz “transatlantique”. Vu d’où je suis, mon trajet, mes acquis et mes espoirs de musicien débutant, je ne pouvais que m’y reconnaître. Ce dilemme que je nourrissais alors un peu naïvement dans un contexte culturel à la fois très euro-protectionniste et bouillonnant de nouvelles tendances d’ici, trouvera en quelque sorte une possibilité de résolution dans le sillage musical d’Henri.

(Propos recueillis par courriel. Merci à François Corneloup.)