Chronique

François Couturier, Maria Pia De Vito, Anja Lechner, Michele Rabbia

Il Pergolese

Maria Pia De Vito (voc), François Couturier (p), Anja Lechner (cello), Michele Rabbia (perc, élec)

Label / Distribution : ECM

Des signes parfois se télescopent. Un Claudio Abbado meurt et l’autoradio diffuse, sous sa direction, un extrait du Stabat Mater – de Pergolese. Le signal est clair : honorer cet Il Pergolese, grand ouvrage porté si haut par François Couturier et ce quartet. Quartet, quatuor ? Quelle importance ? Nous flottons chez ECM, qui transcende les genres musicaux depuis plus d’un demi-siècle quitte à en agacer plus d’un : est-ce du jazz ? Certes légitime, la question n’est pas la question. Enlevons le swing, les cymbales, la walking bass… et les voilà de retour dans l’imprévu de l’improvisation, sous d’autres tempos surgis du piano, des percussions, des sons électroniques jetés dans l’univers, tandis que le violoncelle caresse la voix.

Nommons-les sans attendre : Maria Pia De Vito (voix), François Couturier (piano), Anja Lechner (violoncelle) et Michele Rabbia (percussions, électronique). Et en surplomb, ce Giovanni Battista Pergolesi, né le 4 janvier 1710 dans la région des Marches, dans l’actuelle Italie centrale - non loin de Pergola, d’où sa famille était originaire - et mort tuberculeux vingt-six ans plus tard. Même pas la longévité d’un Mozart. Qui plus est, sa notoriété fut modeste - réduite à six années - et pourtant riche d’une dizaine d’opéras et intermèdes populaires d’inspiration napolitaine. La gloire posthume viendra tout de même assez vite, via ses deux œuvres majeures, le Salve regina et son non moins célèbre Stabat mater. C’est dans cette matière subtile du XVIIIe italien que puisent nos quatre contemporains qui, en effet, convoquent airs anciens et sons d’aujourd’hui, subtilement mariés par les arrangements, pour en faire la toile d’improvisations inspirées.

Il en résulte une musique de grâce, irrésistible, n’appelant que l’abandon. On est bien là dans les registres chers à Manfred Eicher, qui délaisse cette fois son tropisme nordique pour se tourner vers le monde latin. Apparent paradoxe, géographique et culturel, que de saisir, ici une tonalité, là quelques accords, ou des sons à parenté scandinave. On peut penser à Grieg, bien sûr, aux chants populaires du grand Nord, contreparties des chansons napolitaines glanées par Pergolèse – du moins telles qu’arrangées par le quartet. On pourra aussi être rattrapé par d’autres réminiscences nordiques telles que The River de Ketil Bjørnstad (piano) et David Darling (violoncelle) (ECM, 1996). Et comment ne pas évoquer les propres « penchants » de François Couturier, en particulier pour le cinéaste soviétique Andreï Tarkovsky (1932-1986), qu’il honore, sinon vénère, avec son Tarkovsky Quartet, où on trouve aussi Anja Lechner mais aux côtés de Jean-Louis Matinier (accordéon) et Jean-Marc Larché (soprano), dans une célébration résolument classique, sourcée à Bach et Chostakovitch mais avant tout à… Pergolese.

La cohérence prévaut donc dans cette démarche musicale tournée vers la nostalgie, un certain romantisme baudelairien ou celui de Nerval et son « soleil noir de la mélancolie ». On en trouve peu d’équivalents dans l’univers du jazz – peut-être dans certaines ballades ou solos de piano. Ou alors dans le blues des racines. Cependant, Il Pergolese est loin de la rusticité. La voix de Maria Pia De Vito atteint des élévations célestes, renforcée par le violoncelle d’Anja Lechner. Le piano soutient en élévation grave cette structure spirituelle, voire mystique, que ramènent sur terre, dans un peu d’ici-bas, les bruissements subtils de Michele Rabbia. Pour un peu on se croirait dans le raga hindou. En fait, c’est l’universel de la musique qui se recrée à nos oreilles émerveillées.

En concert au Café de la Danse (Paris), le 10 février 2014.