Chronique

François Raulin/Stéphan Oliva

Echoes of Spring

Label / Distribution : Melisse

C’est peu dire qu’on l’attendait, cet Echoes of Spring, sorti sur le jeune label du pianiste Edouard Ferlet, Mélisse, autour du Harlem piano stride, après le bonheur ressenti en concert : le programme des deux formidables pianistes, François Raulin et Stéphan Oliva, a tourné en effet dans un certain nombre de festivals depuis sa création à Grenoble, en mars 2006. Merci donc au réseau AFIJMA d’avoir soutenu et porté une telle création, dans les divers festivals de Nevers à Bordeaux, programme qui a pu évoluer au fil du temps et gagner en aisance.

Aucun pianiste actuel n’est sans doute capable de jouer comme James P. Johnson, vrai « tickler », diabolique chatouilleurs de touches. Partant du ragtime, mais s’inspirant aussi des grands musiciens romantiques comme Liszt, il a hissé au plus haut le style qu’il avait inventé, le stride , où la main gauche est puissante et métronomique alors que la droite s’envole en raffinements d’improvisations et d’ornementations. Fats Waller, Oscar Peterson, Earl Hines, Count Basie, Art Tatum, Duke Ellington, Monk… tous les pianistes modernes allaient rendre hommage au stride, s’en inspirer tout en le détournant.

Cette musique pleine de polyrythmies et d’écueils est un véritable enjeu, une recréation de chaque instant, très travaillée malgré l’apparente fluidité, la subtilité frémissante de certains passages, l’incandescence d’autres. Il fallait des musiciens aguerris pour mettre à vif cette tradition. Le quintet de Raulin et Oliva, dont les musiciens se connaissent depuis longtemps, est la formation idéale : les énergies libérées se déploient toujours généreusement. Rien de plus beau que le travail d’arrangement et l’intelligente complémentarité des deux pianistes qui jouent de tous les registres ; rien de plus troublant que les doux contrepoints des souffleurs, leurs unissons sensuels. Christophe Monniot joue de tous ses saxophones, entre l’angle vif, l’écartement et l’arabesque, câlin au baryton, fougueux à l’alto, vacillant au sopranino. Quant au clarinettiste Laurent Dehors, il est l’un des rares à pouvoir équilibrer sa turbulence gouailleuse, à dépasser parfois ses stridences chahuteuses, le comprenant parfaitement parce qu’ils pratiquent tous deux le « décalage oreille » tandis que Sébastien Boisseau assure seul une rythmique ardente à la contrebasse.

Le programme commence sur les chapeaux de roue avec le truculent « Carolina Shout » de James P. Johnson, cheval de bataille aux réminiscences de banjo percé sur des « pianos rolls » dès 1918. Puis c’est le délicieux « Morning Air » de Willie The Lion Smith, musicien imprégné de Chopin et de Rachmaninoff qui aimait broder des mélodies précieuses, avec un sens de la couleur que l’on retrouvera chez Duke Ellington [1]. En fait, il faudrait citer tous les titres de cet album, dont le montage est très convaincant. Changements de tons, ruptures de climat dans l’inquiétant “Child of A Disordered Mind” (un solo d’Earl Hines (1940), réarrangé merveilleusement par Oliva) ou rugosités éclatantes du « Boogie Woogie on St Louis Blues » dédié à ce même Earl Hines.

On écoute d’un trait cette heure de musique aux éclats des saisons — échappée de « Ain’t Misbehaving » de Fats Waller revu par Raulin, blues déchirant « Aunt Hagar’s Blues » introduit à la basse et à la clarinette, ou encore le final joué à quatre mains, « Fast and Furious » comme au temps de Duke et Billy Stayhorn. Mais comment ne pas être ému à l’écoute de « Flashes/In the Dark » de Bix Beiderbecke, ou d’ « In A Mist », seule composition écrite pour le piano par le jeune cornettiste blanc de Davenport (Iowa) ? « Un gars qui avait de l’atmosphère dans les doigts » disait Boris Vian. Une mélodie visionnaire par bien des aspects, où les pianistes retrouvent des accords inusités, un penchant pour la phrase en arabesque. Quant à la composition-titre, « Echoes of Spring », elle illumine par sa douceur mélancolique ce jazz d’autrefois, que le quintette a formidablement réussi à rendre actuel. Cette fragile mélodie de janvier 1939, dont l’arrangement de François Raulin a su garder les harmonies et le balancement de la main gauche, nous rappelle aussi, avec le poète T.S. Eliot que, parfois le printemps n’est pas synonyme de renouveau, et qu’ « April is the cruellest month »…

par Sophie Chambon // Publié le 25 mars 2008

[1lequel, logiquement, lui écrivit d’ailleurs un « Portrait of Lion », retravaillé ici par Stéphan Oliva