Entretien

Françoise Toullec, du presque rien à l’excès

Exploration du parcours artistique d’une pianiste qui se dit “curieuse de tout”.

Françoise Toullec © Jacky Joannès

Rencontre avec une musicienne résolument hors des sentiers battus, qu’on peut considérer sans exagération comme une exploratrice de la musique, mais aussi d’autres formes artistiques qu’elle lui associe depuis toujours. Cette pianiste, dont la fantaisie au sens le plus noble du terme est partie prenante de la démarche musicale, n’a eu de cesse de brasser les influences nombreuses qui traversent son imaginaire en multipliant les formes d’expression, du solo à l’orchestre et en accordant une place importante aux mots, ceux de Samuel Beckett notamment. La publication récente de Ça qui est merveilleux, en duo avec Dominique Fonfrède, nous a donné l’envie d’en savoir un peu plus sur une artiste qui n’aime rien tant que d’embrasser des paysages sonores les plus vastes possibles.

Françoise Toullec © Jacky Joannès

- Pouvez-vous nous donner une définition de vous-même en tant que musicienne et femme ?

En deux mots je suis une femme curieuse de tout, en musique en art en politique en philosophie… que sais-je ? Curieuse de tout ce qui me fait mieux connaître le monde dans lequel je vis, et par la même occasion mieux me connaître aussi.

- Si vous deviez résumer votre démarche artistique et musicale et plus simplement, votre parcours ?

Je suis autodidacte. Après avoir suivi un cursus universitaire en Lettres et Histoire, j’ai renoué avec le piano et la musique en suivant des stages de jazz et d’improvisation à l’IACP d’Alan Silva et les cours d’instrument à l’École Martenot. Mon désir a toujours été de croiser les genres musicaux, et si possible de renouveler le lien étroit écriture et improvisation, ce que j’ai fait avec différentes formations. Particulièrement sous la forme de duos avec le guitariste Mimi Lorenzini, la chanteuse et poète Tania Pividori, la vocaliste et comédienne Dominique Fonfrède, ou encore au sein du quintet La Banquise. J’ai souhaité explorer la multiplicité des timbres et des espaces pianistiques, en me passionnant pour la relation des mots aux sons, de la littérature à la musique, et en inscrivant la fantaisie sous toutes ses formes dans mes recherches. C’est dans le cadre de cette démarche pluridisciplinaire que j’ai collaboré avec des plasticiens, des peintres, des vidéastes et particulièrement avec le sculpteur bruitiste William Noblet.

Je compose pour tout type de formule instrumentale, du soliste à l’orchestre, avec ou sans électronique, ainsi que pour la voix. Citons : Les Deux Soleils et les Deux Lunes, spectacle dramatique pour orchestre, installation sonore, dispositif électronique et chorégraphie, commande de l’ensemble Pagaille en 2003 ; L’Opéra bleu d’après la pièce de Calaferte, pour voix, guitare, piano et structures sonores, création au théâtre de Nogent-sur-Seine lors du festival Manifestives en 2007 ; Fantaisie en si pour ensemble et électronique, commande de Radio France pour l’émission Alla Breve créée par le quintet La Banquise en 2013 ; Le Gouffre d’en haut, une comédie sonore circassienne et dadaïste, une création par l’ensemble L’Archipel Nocturne au Nouveau Relax de Chaumont en 2016 ; Des espèces en voie d’apparition, œuvre chorégraphique pour flûtes à bec et piano en 2018 ; Un hibou sur la corde, série de pièces pour le piano de concert Opus 102 en 2018. Ma dernière création est Le Bateleur, parades et variations, une commande d’État en 2020, au CNCM Césaré en mai 2021.

Françoise Toullec, Magali Imbert, Imre Thormann, « Des espèces en voie d’apparition ».

- Quelles sont vos influences majeures (et pas forcément musicales) ?

Mon parcours n’est pas académique, mais en tant qu’autodidacte je n’ai pas manqué d’influences, que je cite pêle-mêle : le jazz, le free-jazz (Cecil Taylor), le théâtre instrumental et irrévérencieux de Mauricio Kagel, la poésie sonore, Kurt Schwitters, la musique improvisée, la dramaturgie de l’absurde chez Beckett, les recherches sonores dans la musique contemporaine, György Kurtág, ses Jatékok et sa relation au silence, Helmut Lachenmann pour ses modes de jeu non traditionnels, Franck Bedrossian pour la saturation sonore, le dadaïsme, les musiques expérimentales, la littérature romanesque et théâtrale, la poésie délicieusement surréaliste de Norge, les textes miniatures pleins d’humour de Fabrice Villard, l’expressionnisme de la danse butoh… pour ne citer que ces courants et auteurs, qui me font naviguer du presque rien à l’excès.

- 2020-2022, deux années sous coronavirus. Comment avez-vous traversé cette étrange période marquée par les confinements, les restrictions, la suppression des activités culturelles, l’idée que vous faites partie des gens “non essentiels”, les incertitudes sur l’avenir ?

Le sentiment que tout cela n’est qu’une resucée de ce que nous savons déjà, que la culture, que l’art sont considérés comme non-essentiels. Le montrent le budget de l’État, les subventions en baisse, les difficultés pour en obtenir, les lieux qui ferment, etc. Les gouvernements nous infligent des modes de vie et de pensée en profonde contradiction avec nos espérances et les affirmations des neuroscientifiques ; on sait que l’art a un impact bénéfique sur notre santé physique et mentale, et qu’il agit sur notre plasticité cérébrale. Ce que je crains le plus pour l’avenir ? C’est que les manifestations virtuelles, numériques, prennent le relais au détriment du partage des expériences artistiques collectives, car ce sont elles qui suscitent les plus grandes émotions et bouleversements. Je pense qu’il y a là un enjeu, pour une culture vive, un art vivant. Au-delà de tout cela, j’ai traversé la période de confinements et d’annulations de concert, en écrivant mes partitions et en cultivant mon jardin.

- Comment percevez-vous l’univers de la musique et la place qu’y occupent les femmes ?

On peut aujourd’hui répondre objectivement, grâce aux rapports, statistiques, enquêtes officiels, que les femmes sont moins nombreuses, moins aidées, moins payées, moins programmées, moins diffusées, moins récompensées, moins dirigeantes que les hommes… Cette condition s’améliore légèrement et certes encore trop lentement, mais il faut saluer quand même les nombreuses initiatives prises à tous niveaux pour rendre les femmes plus visibles, notamment par la programmation, et battre en brèche tous les stéréotypes. Des compositrices sont actuellement entendues, écoutées, répertoriées et l’on commence à avoir ainsi des modèles de ce côté. Personnellement, même si a priori je ne me sens pas de quelque sexe que ce soit dans l’acte artistique, force m’est de constater que je m’inscris, socialement parlant, dans un monde musical où la représentativité des femmes pose encore question.

- Vous utilisez volontiers le terme de comprovisation  : si le jazz mêle écriture et improvisation, on imagine qu’il revêt sans doute un sens plus complexe chez vous. Pouvez-vous l’expliquer, l’illustrer ?

Il n’ y a pas dans cette pratique l’idée de chorus, comme dans le jazz, mais plutôt celle d’imbrication, d’hybridation de la composition et de l’improvisation. Ce faisant, on se rapproche de l’idée d’« œuvre ouverte », « approximative », où il est demandé à l’interprète d’improviser à certains moments précis et selon certaines consignes, indications de modes de jeux, graphismes, textes, motifs, réservoir de notes, etc. Dans une formation comme le quintet La Banquise, cette improvisation dirigée peut être collective ou ne concerner que certains musiciens. D’une proposition de la compositrice, on arrive ainsi à une musique « travaillée ensemble », ce qui me semble intéressant et fécond.

- Vous entretenez une relation assez particulière avec la voix (aussi bien celle de Claudia Solal dans La Banquise que celle de Dominique Fonfrède). Vous semblez aimer qu’elle soit travaillée comme une matière dont le modelage va bien au-delà du chant ?

Claudia Solal et Dominique Fonfrède, voilà deux ménures superbes, chacune dans leur style ! La voix est un organe d’une plasticité incroyable et il est tentant d’utiliser cet instrument dans toute son étendue, que ses émissions soient esthétiques ou non, incongrues ou pas, tous les bruits émanant du gosier pouvant enrichir la palette sonore. Mais votre question me pousse à me demander pourquoi ces registres vocaux, dans cet « au-delà du chant » comme vous le dites si bien, me fascinent et m’intéressent autant. C’est qu’il y a bien plus qu’une virtuosité dans ces vocalises imitatives ; il y a quelque chose de profondément humain, et même sans doute pré-humain, cela peut-être animal, végétal, minéral, en tout cas c’est très troublant. Surtout quand le chant (re)vient s’y mêler.

- Ce disque, tout comme Dramaticules, fait référence à Samuel Beckett. Que trouvez-vous dans cet auteur qui vous a donné le besoin d’associer ses mots à votre musique ?

Sans aucun doute la force très attractive de l’humour noir, de l’absurde, du rire, de la distanciation, dans une langue tonique et sans fioriture. Et sûrement aussi, dans le « noir » de Samuel Beckett, une luminosité où se loge toute sa délicatesse et son humanité. Ses mots, vrais matériaux sonores, leur résonance, leur répétition, l’agencement du récit avec ses silences, ses espaces… c’est un écrivain qui écrit comme un musicien ! C’est fascinant et incitatif. Le texte de Beckett joue sa partition, et aiguillonne la mienne ! Je devrais dire plutôt la nôtre, car nous sommes trois, avec Dominique Fonfrède dont l’interprétation est si influente !

- Revenons maintenant, si vous le voulez bien, sur quelques-uns de vos disques pour en connaître l’histoire et l’importance que vous leur accordez.

La Banquise
Le premier disque date de 1994 et nous somme prêts pour le quatrième avec ce quintet, tout juvénile, pour la fin du temps ! Une musique profondément transgenre, une complicité très dynamisante avec Louis-Michel Marion, Claudia Solal, Antoine Arlot, Michel Deltruc, de sacrés compagnons de jeu !

Apocalyptic Garden (avec Louis-Michel Marion)
Aux frontières du connu et de l’inconnu… On travaille depuis longtemps ensemble avec Louis-Michel au sein de divers projets, mais ce duo est une première, en improvisation totale, et j’espère qu’on aura l’occasion de dévoiler d’autres arborescences !

Ça qui est merveilleux (avec Dominique Fonfrède)
De l’importance de jouer avec une chanteuse humoriste, de l’importance de cet affect hilarant et de l’improvisation, moteurs dans la construction de ce duo qui dure depuis 10 ans.

Françoise Toullec et Dominique Fonfrède en concert à l’Exploratorium de Berlin, le 22 mars 2018.

- Parlons d’un autre disque, Un hibou sur la corde : vous y utilisez un piano particulier, qui compte 102 touches. Pourquoi ? Que vous apporte-t-il ? Comment l’avez-vous découvert ?

Stephen Paulello, le concepteur de ce piano, a ses ateliers de fabrication non loin de chez moi dans l’Yonne, et c’est un ami. Aussi j’ai pu expérimenter librement chez lui tout le potentiel de l’Opus 102 et me lancer dans ce projet de piano solo (voir une vidéo). Il est certain que l’ambitus du clavier dû aux 14 touches supplémentaires a d’abord été très attractif : une nouvelle « géographie » instrumentale, de nouveaux gestes à déployer dans le parcours des espaces intervalliques. Un corps-à-corps avec l’instrument très stimulant pour l’improvisation et la composition. Et puis tout simplement, grâce à ces tessitures extrêmes et au cordage décroisé, le piano vibre différemment, de façon plus claire, aérée et cela nous oriente vers un nouvel agencement des plans sonores.

Françoise Toullec au Studio Paulello © Denis Piéjut

- Vous définissez Le Gouffre d’en Haut comme une comédie sonore circassienne. Racontez-nous son histoire, ses protagonistes.

Il y a eu d’abord une commande d’écriture de Louis-Michel Marion pour son ensemble L’Archipel Nocturne, et quasi simultanément je lui ai proposé d’y insérer un élément bouffon, et cela a été le départ de cette comédie circassienne très protéiforme et dadaïste mettant en œuvre un orchestre de sept musiciens, une clown, deux acrobates et un récitant, le tout mené avec l’aide d’une metteuse en scène et d’une artiste et professeur de cirque. J’ai ressenti ce spectacle, aussi bien dans les répétitions que dans les représentations, comme quelque chose de vertigineux, magique et transgressif à la fois. Avec un orchestre soudé et débordant d’énergie (comme parfois dans les cirques), des moments de théâtre impertinents, des circassiens très facétieux… et puis le rire du public, l’une des plus grandes joies que l’on puisse éprouver sur scène ! Je regrette que Le Gouffre n’ait eu que cinq représentations, car je crois que nous avions atteint avec cette comédie circassienne une forme de spectacle populaire.

Le Gouffre d’en Haut. De gauche à droite : Françoise Toullec, Violaine Gestalder, Annabelle Dodane, Christelle Séry, Philippe Ducou, Michel Deltruc, Aude Romary, Louis-Michel Marion.

- Parmi les musiciens avec qui vous avez travaillé, il y a le regretté Mimi Lorenzini (Orchestre de l’Extase, Opus pour un autre temps) et avec qui vous avez dirigé l’association MusiSeine en Champagne-Ardenne.

Mimi a été pour moi un compagnon de musique pendant 18 ans, nous avons travaillé ensemble à son association MusiSeine, réalisé de nombreux projets et organisé le festival des Manifestives. Je l’invitais comme guitariste virtuose sur mes créations (Jeux de brousse, Opéra bleu…) et j’étais invitée comme pianiste « atypique » dans ses projets enivrants et libertaires comme Opus pour un autre temps sur des poèmes de Mahmoud Darwich ou l’Orchestre de l’Extase sur un poème de Claude Pélieu, écrivain de la Beat Generation. Cette collaboration musicale a été très fructueuse. À cette époque, le club des 7 Lézards était encore ouvert, nous y étions régulièrement programmés avec son orchestre dans lequel jouaient Steve Potts et Noel McGhie, et j’ai eu ainsi le plaisir d’entretenir une relation forte avec le jazz.

- Avez-vous, en tant que musicienne, des rêves inassouvis et quels seraient-ils ?

Pouvoir jouer tous les soirs et plusieurs semaines de suite avec les musicien.ne.s d’un même projet, voir comment la musique s’enrichit au fil des jours, passer le reste du temps à flâner… attendre le jour de relâche et aller au cinéma !

- De nouveaux projets ? Et si oui, quels sont-ils ?

Un film en collaboration avec le cinéaste Christophe Monier sur le quintet La Banquise, et plus précisément sur notre dernière création, Le Bateleur, parades et variations (voir la bande-annonce). Le film sortira cette année, monté à partir de la captation de notre concert à Reims au CNCM Césaré et des scènes burlesques que nous avons tournées ensemble en octobre dans ma région, avec Antoine Arlot, Michel Deltruc, Louis-Michel Marion, Claudia Solal. Une équation passionnante à résoudre entre les images et le son ! Il y aura également un nouveau duo avec le contrebassiste Fred Marty. Et d’autres projets que j’ignore et qui me surprendront sans doute !

par Denis Desassis // Publié le 27 février 2022
P.-S. :

La discographie de Françoise Toullec

  • Ça qui est merveilleux (2022 - Grrr), duo avec Dominique Fonfrède ;
  • Apocalyptic Garden (2021 - Creative Source), duo avec Louis-Michel Marion ;
  • Un hibou sur la corde (2019 - Musea Gazul Records), solo ;
  • Dramaticules (2017 - Musea Gazul Records), duo avec Dominique Fonfrède ;
  • Laisser l’esprit divaguer (2014 - Improvising Being), Françoise Toullec, François Tusques, Eric Zinman ;
  • EL(LE) (2010 - Musea Gazul Records), Françoise Toullec, Louis-Michel Marion, Antoine Arlot, Claudia Solal, Michel Deltruc ;
  • Ni plus ni moins (2004 - Musea Gazul Records), Françoise Toullec, Mimi Lorenzini, Jean Luc Debattice ;
  • Le Perturbateur (2003 - Musea Gazul Records), Françoise Toullec, William Noblet, Claudia Solal ;
  • La Banquise en été (2000 - Musea Gazul Records), Françoise Toullec, Louis-Michel Marion, Pierre Vargoz, René Le Borgne, Sylvain Phiali, Claudia Solal ;
  • Histoire d’Onk (1994 - Bopcity), Françoise Toullec, Louis-Michel Marion, Jean-François Lauriol, Pierre Vargoz, Pascale Valenta, Mirtha Pozzi.