Scènes

Freaky moment : soirée monstrueuse et tourangelle

Compte rendu des concerts de Danse de Salon et Freaks au Petit Faucheux, à Tours


Photo : Michel Laborde

Présentation de Freaks la nouvelle formation du violoniste Théo Ceccaldi au Petit Faucheux à Tours le jeudi 6 octobre. L’occasion pour Citizen Jazz d’assister à deux concerts au climat différent mais tout aussi intéressants l’un que l’autre et suivre (mais de loin) durant toute l’après midi et la soirée le marathon mené par un musicien insatiable.

Arrivé au Petit Faucheux en début d’après midi, Théo Ceccaldi est déjà sur la scène. Affairé à installer son matériel, vérifier le bon emplacement du clavier dont il jouera le soir - en plus du violon - dans son nouveau groupe Freaks, il prend quelques minutes pour venir à notre rencontre. Avec simplicité, il indique que ce sera seulement le troisième concert du groupe. Création conjointe entre la scène nationale d’Orléans et le Petit Faucheux qui ont accueilli le sextet en résidence chacun une semaine, cette formation, pour ce qu’on a pu en entendre (et voir) dans un petit film qui sert de teaser, semble être un des événements de la rentrée. Dans une attitude provocante mêlée d’humour, la musique, complexe, est redoutable.

Théo, même s’il connaît une ascension formidable depuis son trio signé chez Ayler Records (avec Valentin Ceccaldi et Guillaume Aknine) en 2012 et s’il joue dans l’ONJ de Benoit ou le Quatuor IXI, conserve une spontanéité dans les relations qui n’entrave pas l’exigence qu’il place dans son rôle de musicien. Et dans tout ce que ce métier exige. Le Petit Faucheux, avec son accord, lui a en effet réservé une journée dense comme une portée chargée de notes. Comme toujours dans cette salle à la programmation impeccable, la gentillesse est de mise et l’accueil sans faille, tout est possible et se passe dans une ambiance aussi professionnelle que décontractée.

Théo Ceccaldi vient de terminer les balances avec Roberto Negro avec qui il ouvrira la soirée en duo. Le pianiste, croisé dans le hall un instant plus tôt, est parti travailler d’autres univers sous un casque. Derrière la batterie, Etienne Ziemniak a la tête dans les fûts et règle les cymbales. Tourangeau de l’étape et transfuge du groupe d’afro-beat free Electric Vocuhila, il est une des surprises de ce casting et une des attentes fortes. Son drumming est redoutable et sa frappe puissante se prête parfaitement à la danse. Les autres musiciens arrivent les uns après les autres. Jean Dousteyssier et Quentin Biardeau sont aux saxophones, Valentin Ceccaldi au violoncelle et à l’horizoncelle (guitare électrique accordée comme un violoncelle) et Gianni Caserotto (entendu entre autres dans Cabaret Contemporain) à la guitare. Le plateau est en ébullition, les musiciens s’installent, s’interpellent et se racontent mille détails insignifiants qui sont le sel de la vie. Aux platines son et lumière, les ingénieurs règlent leurs potards, plongeant la scène dans les ambiances d’un aquarium gigantesque, d’une piscine numérisée, d’une prison au laser. Les instruments affûtent leur son, amorcent quelques mélodies vite écourtées, certains chantent des bêtises. C’est léger et subtil car s’appropriant imperceptiblement le lieu et sa résonance, les voilà prêts finalement pour le début de la répétition.

Pas une répétition tâtonnante et débutante, plutôt les derniers réglages à apporter à une ensemble parfaitement connu dans sa mécanique : les musiciens jouent sans partition et, se débarrassant ainsi du texte, privilégient l’énergie sans négliger la précision. Théo Ceccaldi est à la manœuvre. On reprend encore une fois un cycle court. « Moins rempli, moins en force ». Puis d’ajouter à destination de la rythmique « sauf pour vous ». Les cellules sont complexes et l’écoute successive permet d’en démonter le fonctionnement sans pour autant l’épuiser. Chacun organise son petit monde au service du tout-un. Gianni Caserotto négocie des hauteurs de volume avec l’ingénieur du son. Ziemniak propose quelques nuances, rien n’est encore totalement figé et ces ajustements sont la richesse d’un projet encore en mouvement.

Théo Ceccaldi - photo Christophe Charpenel

Deux heures passent. Concentré et sans agacement, chacun pratique de temps à autre quelques moyens individuels d’évasion. Jean Dousteyssier, par exemple, quand il n’est pas sollicité, s’éteint. Il regarde le vide et ne dit rien ; aussitôt au poste, en revanche, dès que besoin. Biardeau descend de scène puis remonte, Valentin s’agite. Petit à petit le son se solidifie, se densifie et, parce qu’il est 18 heures, entre dans la salle Vincent Cotro (autre tourangeau, auteur notamment d’un remarqué Chant libre, le free jazz en France, 1960-1975, Outre-mesure, 2000) suivi d’étudiants et auditeurs libres.

« Avant avec », initié voici quelques années, propose une rencontre entre les musiciens et un public pour découvrir un travail en cours et poser des questions avant le concert du soir. Théo Ceccaldi se fait le guide de sa propre musique. Après un supplément de répétition pour affiner de nouvelles parties et donner, du même coup, un avant-goût à l’assistance, il se plie au jeu des questions. Influences ? Choix des musiciens ? Système compositionnel ? A la première il répond John Zorn, Marc Ribot, également Henry Threadgill : nous jugerons le soir sur pièce ; à la seconde, il explique que le line-up a conduit à la musique et non l’inverse ; à la troisième enfin, qui découle de la deuxième, il envisage d’abord des saynètes sonores, des masses qui s’affrontent ou se complètent ; sur ces canevas, il ne pose les notes qu’ensuite. Les camarades de plateau interviennent également : cette génération a le partage comme pratique fondamentale.

La séance d’une heure et quart nous conduit sur le coup de 19 h 30 ; la première partie débute dans une demi-heure. Le repas sera frugal et rapide pour le violoniste qui ne semble pas embarrassé par cela. A table, les autres beaucoup moins pressés discutent à tout va : entraînement de boxe digne des plus grands, éreintant mais drôlissime, pour le frêle Valentin, récit d’un voyage en Inde par Quentin et son Bo Bun Fever (prolongation du Trio à Lunettes) agrémenté d’une étrange légende, séminaire d’Etienne avec Christian Vander (ou la batterie envisagée comme un art martial). Théo est parti se préparer, il est vingt heures.

Le programmateur Renaud Baillet souligne l’importance du travail mis en place avec les collectifs (la semaine précédente Collisions Collectives a été un succès) et le temps fort accordé à Tricollectif. Il cède rapidement la place au duo Negro / Ceccaldi. Veste et pantalon étriqués mais colorés de fleurs foisonnantes, Théo passera le concert dans son violon, investi comme jamais, “uber” romantique, l’archet fendant l’espace, la mèche au vent tandis que Negro, de ce côté-là de la salle, est un homme sans main, au visage expressif. Il semble farfouiller dans une boîte à outils pour agencer à force de manipulations toute un série de petits appareils musicaux. Et que d’ingéniosité chez ces deux-là !

Le départ improvisé est quasi bruitiste, feutré en tous les cas. Puis le son brut se fait notes et le récit s’engage. Sans filet bien sûr, leur longue amitié et leur complicité servent de rambarde de sécurité. Si l’un bouscule l’autre, il sera tout de suite rattrapé et sa chute servira d’impulsion pour un prochain départ. Une musique de synthèse qui brasse large, à croire qu’ils ont ingurgité toute une histoire longue de plusieurs millénaires. Ils l’investissent d’ailleurs avec maturité et éloquence sans oublier une narration respectueuse du public : reflets contemporains, piano classique, swing implicite puis assumé. On se satisferait amplement de ce beau moment lorsque soudain au beau milieu de cette élégance, le duo nous rappelle que son nom “Danse de salon” n’est pas vain. Théo Ceccaldi pose l’ostinato minimaliste d’une valse très dix-huitième, suivi en deux temps trois mouvements par le clavier de Roberto Negro. Apparaissent aussitôt salle de bal, chandeliers et grands miroirs ; marquises et gentilshommes entourent nos baladins et font la révérence. On sourit d’aise devant tant de grâce, mais peu de temps : la marquise arrache sa perruque, le gentilhomme jette son galurin et nous entraîne dans un hors-monde totalement cartoonesque. Véritable montagnes russes de quelques minutes, nous voilà dévalant avec une précision redoutable une galerie de formes musicales déformées et cocasses. Théo scie son violon, Roberto enchaîne les mimiques que lui imposent ses doigts et la musique est un éclat de rire pour les oreilles. On ressort désorienté tandis que le duo, pas chiche et sans interruption aucune, repart dans une improvisation pleine de poésie d’une belle densité. Une heure d’une musique drôlement sérieuse et sérieusement drôle.

Quentin Biardeau - photo Christian Taillemite

Changement de plateau, changement de costume, Théo Ceccaldi (déjà six heures qu’il s’y trouve) revient sur scène. Bottines rouges, débardeur et fourrure sur les épaules à l’instar de ses cinq camarades portant également poils de bête (qu’on espère synthétiques). Freaks. L’attitude vestimentaire est arrogante, surtout dans ce milieu du jazz où le dépouillement est la règle. Le résultat sera-t-il au rendez-vous des ambitions ?

Petite Moutarde (Alexandra Grimal, Florian Satche, Yvan Gélugne) nous avait séduit l’année dernière par la maturité rapidement acquise du quartet. Freaks change de braquet et passe au niveau supérieur. Avec une authentique puissance de feu, le sextet s’engage dans une musique hardie qui prend effectivement racines chez le Zorn des années 90 et rappelle également Mr. Bungle ou Fantomas, c’est à dire un zapping musical qui brasse large et dont le montage rapide étourdit l’oreille de citations multiples. Pour tenir le tout ensemble, la batterie de Ziemniak, profonde et totalement imprévisible, délimite un terrain de jeu solide mais mouvant, à la fois moteur et façade car visuellement le batteur impressionne.

Pas de quoi s’ennuyer, en effet : ça bouge tout le temps. Le duo de saxophones enrichit l’ensemble d’assemblages unis ou dissonants qui font coffre et n’empêchent nullement de véhémentes prises de parole. Derrière, la guitare discrète mais indispensable de Caserotto introduit dans le jeu des couleurs raffinées et confère à l’opulence du son un scintillement bienvenu. Le chemin va parfois bien droit et la basse rectiligne et dépouillée de Valentin entraîne tout le groupe dans une ascension pop digne des plus grands tubes. À une première partie compacte succèdent des moments beaucoup plus ouverts, voire des atmosphères dignes du psychédélisme rock des années 70 qui installent le concert dans une véritable dramaturgie. En chef d’orchestre vigilant mais discret, Théo joue du violon (avec toujours le même enthousiasme), du synthétiseur avec Quentin Biardeau et pousse même la chansonnette. Sa voix transformée et androgyne évoque celle de Philippe Katerine et met en bouche des textes joliment troussés dans une veine surréaliste trash signés Romain Mercier. On rit, on frémit, on est surtout joyeusement assommé par une prestation aussi percutante que maligne. Un disque sera enregistré en janvier prochain : de quoi s’amuser encore avec les potentialités du studio et offrir un programme réjouissant.

Après les applaudissements nourris des spectateurs, nous retrouvons à la sortie de la salle Théo Ceccaldi qui s’excuse de n’avoir pas pris le temps de répondre à l’interview programmé au départ. La performance qu’il a livrée - et dont ce texte tente de rendre compte - l’excuse largement et démontre sa grande vitalité.