Chronique

Fred Hersch Enrico Rava

The Song is You

Fred Hersch (p), Enrico Rava (bgl)

Label / Distribution : ECM

On dit que dialoguer, c’est chercher la vérité à travers le langage. Question langages du jazz, l’Américain Fred Hersch et l’Italien Enrico Rava en connaissent un rayon. Le titre de l’album, issu du standard éponyme du duo de compositeurs de Broadway Kern/Hammerstein, magistralement interprété sur le disque, est déjà toute une histoire. Mais cherchent-ils pour autant quelque vérité que ce soit ? Entre le pianiste du bien-être qu’est le premier et le souffleur du lyrisme émancipé qu’est le second, se nouent des conversations renversantes d’émotions contrastées, non sans un sens de l’humour quelque peu pince-sans-rire (« The Trial » : pièce kafkaïenne ?).

Quand Hersch donne dans une sorte de post-stride, manière de rappeler son héritage monkien (notammment sur sa propre composition « Child’s Play », monument sensible), Rava se plaît à « salir » les notes du piano, un peu comme ces taches de moisissure sur les natures mortes (c’est flagrant sur l’exposition du thème de « Misterioso », réduit à sa meilleure expression, la plus dépouillée). Il y a en effet un je-ne-sais-quoi de visuel dans les échanges. Inversement : lorsque le bugliste se fait bluesy, le pianiste lui répond par une phrase qui fleure bon son Chopin… non sans la parsemer de blue notes et autres valeurs étranges, voire étrangères. Si ces deux compères cherchent une vérité, ce ne peut être que celle du métissage, comme une sorte d’essence du jazz.

Et si, finalement, ce qu’échangent ces deux artistes, ce n’était pas autre chose que le temps, ce souffle de vie ? Il y a comme des horizons d’éternité qui émergent au fil des plages de cet album. Le premier de Fred Hersch chez ECM, alors que Rava en est à sa cinquantième session - au moins - sur le label de Manfred Eicher. Ce dernier a convié ces deux funambules de l’esprit à enregistrer dans le prestigieux auditorium des locaux de la Radio Suisse Italienne à Lugano. Est-ce l’esprit du lieu qui leur a permis de forger des images aux atours mythologiques ? Toujours est-il qu’ils y ont concocté des récits capables de faire rêver jusqu’à la fin des temps.