Sur la platine

Fred Hersch, six fois trois font dix


Que Fred Hersch soit un phénix qui renaît sans cesse de ses cendres, il n’est plus à en douter ; son récent solo, évoqué dans notre interview, ne peut qu’en témoigner. Mais ce qui impressionne chez le pianiste, au-delà de sa grande virtuosité et de son sens de l’équilibre c’est son amour du trio, lui même art difficile de la tempérance et du juste dosage. Depuis dix ans, Hersch réalise avec deux de ses plus proches camarades, le contrebassiste John Hébert et le batteur Eric McPherson, une sorte d’alchimie parfaite qui peut tout autant aller sur le terrain des compositions du pianiste, toujours élégantes, mais aussi visiter des standards, avec un penchant évident pour Monk. Pour célébrer cette décennie, Palmetto Records a édité un coffret avec les six disques [1] du trio.

C’est sobre, un peu à l’image de l’orchestre : 10 Years/6 Discs, de 2010 avec le précoce Whirl au Live in Europe de 2018, c’est toute la musique de Fred Hersch avec ces deux figures de la scène étasunienne qui est documenté. Whirl est le symbole d’une musique qui traverse les années avec une simplicité réjouissante. Dans ce disque, « Blue Midnight » de Motian en est l’exemple le plus parfait : la main droite de Hersch est caressante, avare de gestes, et les toms d’Eric McPherson agissent presque en mimétisme. La douceur et la clarté, c’est aussi ce qui caractérise « Sad Poet » aux tonalités plus nostalgiques. La contrebasse de John Hébert tente de contenir les émotions qui s’échappe, mais elles sont véloces chez Hersch. Il y a une alchimie particulière dans ce trio, un classicisme qui parvient à se transcender et à offrir du neuf, même dans des classiques plus nerveux comme le « Mrs Parker of K.C » de Byard, qui offre la part belle à la face rythmique du triangle.

C’est sans doute avec Alive at The Vanguard que l’alliance entre les trois musiciens trouve sa plus belle expression. Enregistré en février 2012 dans le prestigieux club de New-York, il fait la part belle aux langueurs nocturnes, à l’image de « Rising, Falling », pur extrait d’une composition de Hersch, conçue comme un mouvement circulaire qui reviendrait toujours à un point d’équilibre, le piano. Autour, Hébert danse avec une lenteur qui n’empêche pas cette souplesse soulignée par un batteur foncièrement coloriste. Mais dans ce double album, c’est sans conteste la reprise mêlée du « Lonely Woman » d’Ornette Coleman et du « Nardis » de Miles Davis qui reste dans les mémoires. Le morceau débute par un feulement de tambour, comme un appel lointain, relayé par un ostinato de contrebasse. Puis c’est une main gauche précise, volontaire qui annonce le thème d’Ornette, repris ensuite par un pizzicato de contrebasse qui ouvre de multiples passages secrets entre les deux titres. On y découvre une noirceur sans tourments, poétique comme une nuit sans lune. Une mécanique de précision où les solos ne sont pas nécessaires pour briller.

On ne reviendra pas sur le Live in Europe et un Sunday Night at The Vanguard déjà chroniqués ici. Reste Floating, en 2014, qui est sans doute passé un peu sous les radars à l’époque. Cet album de studio est pourtant un disque important qui laisse peut-être davantage de place à Eric McPherson, batteur largement sous-estimé de ce côté-ci de l’Atlantique. Il suffira pour s’en apercevoir d’entendre « You & The Night & The Music », où il tient la barre d’un trio devenu plus loquace. Dans un trio finalement assez égalitaire, même si le piano en est la racine, les individualités comptent peu à condition d’être brillantes. « Home Fries », dédié à John Hébert né sur les rives du Mississippi, en est le symbole. Celui d’un orchestre compact et intimement lié qui peut presque tout se permettre sans dévier, ni accuser les outrages du temps. Renaître, toujours.

par Franpi Barriaux // Publié le 17 janvier 2021

[1Cinq albums, si on considère le live au Vanguard qui est un double.