Entretien

Fred Hersch

Rencontre avec un des plus inspirés pianistes de sa génération.

Photo : Mark Niskanen

Fred Hersch était en tournée solo ces derniers jours et sera en trio le 13 mai au Mithra Jazz à Liège. Rencontre avec un des pianistes les plus inspirés de sa génération avant le concert à Leuven.
L’entretien est publié simultanément sur Jazzaround (Belgique) et en anglais sur LondonJazzNews (UK).

Fred Hersch. Photo Frank Bigotte

- Qu’est ce qui vous a décidé à passer de la musique classique au jazz ?

Déjà très jeune, j’aimais beaucoup improviser, imiter Bach ou Mozart ou d’autres aussi et vers l’âge de onze ou douze ans, j’ai décidé que je n’étais sans doute pas fait pour être un pianiste de concert. J’écoutais Glenn Gould et Horowitz et je trouvais qu’assez de pianistes essayaient de jouer comme cela ; j’ai alors cherché, j’ai chanté, j’ai joué du violon, je jouais des pop tunes et à la high school, vers dix-sept ans, j’ai rejoint l’ensemble de jazz de l’école et ça marchait bien. J’avais des cours de composition, de théorie musicale, je pouvais donc bien me débrouiller dans les accords. J’ai ensuite joué dans un trio violon-violoncelle-piano et j’ai découvert que j’aimais faire de la musique avec d’autres personnes, que jouer seul au piano n’était pas pour moi. Je suis alors retourné à Cincinnati, j’y fréquentais un club où on jouait de la folk music dans la cave, en fait du bluegrass. En haut il y avait un groupe de jazz avec de bons saxophonistes locaux ; un quartet jouait et j’ai demandé si je pouvais m’asseoir et jouer. J’ai joué « Autumn Leaves », pas très bien, puis ils m’ont emmené dans une autre pièce où j’ai écouté le disque de Duke Ellington à Newport avec ce fameux solo de 27 fois 12 mesures de Paul Gonsalves, et ils me disaient : « C’est ça le rythme, c’est le temps, c’est le swing. C’est ça que tu dois savoir faire. Maintenant, tu rentres, tu écoutes et tu joues ». Je suis alors allé dans un magasin de disques et j’ai épluché tous les disques de jazz de A à Z pour trouver toutes les versions de « Autumn Leaves » et je les ai écoutées.

- « Autumn Leaves », pourquoi ?

C’était un des seuls morceaux que je connaissais, et puis c’est un peu comme pour un peintre s’exercer en peignant un bol de fruits. J’ai donc écouté des tas de versions différentes, toutes fantastiques.

- Vous en aviez des préférées ?

Oh ! Il y avait Miles, Ahmad Jamal, Bill Evans, Oscar Peterson. Je me souviens aussi de Sarah Vaughan, ses versions étaient superbes. Je suis retourné au club pour évoluer plus vite dans ma musique et j’y ai joué des gigs avec d’autres gars, très sympas.

- Il y avait beaucoup de clubs à Cincinnati ?

Oui, la plupart des villes de taille moyenne aux États-Unis avaient des clubs de jazz à cette époque et il y avait souvent des gars d’un très bon niveau. Il n’y avait pas de programme éducatif pour le jazz, alors on apprenait en club en accompagnant des chanteuses, des guitaristes, toutes sortes d’apprentissages qui étaient importants pour moi. J’ai alors décidé d’en apprendre plus et je suis allé au Conservatoire de Nouvelle-Angleterre. J’y ai suivi les cours avec Jaky Byard pendant un an, j’ai aussi suivi le cours classique, Gunther Schuller était encore là.

- Pourquoi revenir au classique ?

Le Conservatoire de Nouvelle-Angleterre est un des meilleurs au monde pour la musique classique et je voulais en tirer avantage, je jouais dans des ensembles, orchestres de chambre… Dans ma classe de jazz, il y avait Michael Moore, John Harris, Mike LeDonne, Anthony Coleman, nous apprenions tous les uns des autres. Lorsque j’ai été diplômé, je suis parti pour à New York… il y a environ quarante ans.

Je pense que c’est le meilleur trio que j’aie eu à ce jour. Il y a une grande confiance entre nous, nous pouvons jouer n’importe quelle musique

- Où vous allez travailler avec Joe Henderson…

Oui, c’est plus compliqué que ça ! J’ai joué des tas de petits gigs, dans des clubs, des restaurants, puis au Bradley’s qui n’existe plus malheureusement. J’ai rencontré et joué avec Sam Jones qui m’a fait rencontrer Art Farmer avec qui j’ai enregistré, puis j’ai joué avec pas mal de gens. Il faut dire qu’à cette époque, il n’y avait pas beaucoup de pianistes comme moi qui connaissaient beaucoup de morceaux, qui pouvaient accompagner, swinguer, jouer dans différents styles. J’étais jeune, mais j’avais déjà pas mal de maturité. Je viens de terminer un livre-mémoire intitulé Good Things Happen Slowly et je travaille sur l’édition finale. J’y parle de ma rencontre avec Charlie Mingus, des concerts de Miles, de Joe Henderson… J’essaie d’y décrire, pour quelqu’un qui ne connaît pas nécessairement le jazz, pourquoi cette musique était si fascinante. Il y aussi un nouveau film sur moi qui vient de sortir dans des festivals de cinéma, c’est très bien fait, centré sur cette pièce intitulée My Coma Dreams. Dans Let Yourself Go, il y a de très beaux moments mais je trouve le film très inégal.

Fred Hersch. Photo Frank Bigotte

- Parlez-nous de la naissance du trio.

Mon premier trio était avec Joey Baron et Marc Johnson, nous avons sorti un premier album en 1984, Horizons. Nous avons accompagné Toots Thielemans sur « Ne Me Quitte Pas » et aussi sur l’album que je considère comme le meilleur de Toots, Only Trust Your Heart. Pour mon second album en trio, j’ai enregistré avec Joey Baron et Charlie Haden, mais nous n’avons jamais vraiment tourné ensemble. Puis j’ai formé le trio avec Drew Gress et Tom Raney qui a duré assez longtemps, peut-être dix ou douze ans. J’ai ensuite cherché quelque chose de nouveau pour la batterie et j’avais déjà entendu Nasheet Waits. Aussi, comme Drew était de plus en plus demandé, je connaissais John Hébert qui lui a succédé, ensuite Eric McPherson est arrivé, et je pense que c’est le meilleur trio que j’aie eu à ce jour. Il y a une grande confiance entre nous, nous pouvons jouer n’importe quelle musique, ces gars sont libres, nous avons encore eu deux nominations au Grammies il y a deux jours. Nous avons de plus en plus de reconnaissance, pas seulement pour moi personnellement, mais les gens reconnaissent le son particulier de ce trio.

- Composer pour le trio ou le duo est quelque chose de différent ?

Oui, quand je compose, je pense souvent au format, le solo surtout, aussi le duo où j’utilise le grave du piano d’une certaine façon. Il y a aussi des pièces que j’écris pour le trio ou pour le trio + two. Mais c’est surtout lorsqu’on joue les morceaux qu’on se rend compte s’ils fonctionnent ou pas. Sur le disque Sunday At The Village Vanguard, il y a une composition qui s’appelle « The Optimum Thing », inspiré par « The Best Thing For You » d’Irving Berlin, et pour ce morceau je ne parvenais pas à décider sur quel tempo il fallait le jouer. Alors nous avons essayé différents tempos : lent d’abord, puis petit à petit nous l’avons accéléré. C’est le genre de chose que nous faisons en concert, nous répétons peu, peut-être deux ou trois fois par an sur de nouveaux morceaux, mais nous sommes souvent sur scène, ce qui tient lieu en quelque sorte de répétition. C’est là que les choses évoluent, que des pièces disparaissent du répertoire puis reviennent plus tard. Nous ne cherchons pas l’enregistrement parfait, il faut être familier avec un morceau tout en continuant à l’explorer.

- Vous avez un faible pour les enregistrements live.

J’adore l’enregistrement en public. Parfois il y a une fausse note, quelque chose qui n’est pas parfait, mais c’est le meilleur reflet de ce que je fais réellement. Un des tout premiers albums de jazz live qui m’ait attiré, c’est Friday And Saturday Night At The Blackhawk de Miles Davis. J’aimais la musique mais j’adorais aussi l’enregistrement, j’écoutais ça à Cincinnati et je me sentais comme si j’étais dans le club, les solos étaient plus longs que ce qu’ils auraient été en studio, on entend les verres se cogner, les gens parler… C’est aussi le cas pour l’enregistrement de Bill Evans au Village Vanguard… L’enregistrement en studio est aussi super, mais c’est un peu la différence entre l’acteur sur la scène et l’acteur dans un film : on fait vingt prises alors que sur scène on a juste ce qui a été joué ce soir-là.

- Vous aimez comparer le jazz et le tennis.

C’est réactif et le seul coup qu’on contrôle c’est le premier. Et quand vous perdez le premier set, vous devez essayer de rester dans le match, de laisser les choses aller. Je joue parfois quelque chose qui n’est pas intentionnel, je laisse aller les choses doucement et cela se passe très bien. Je pense que je joue beaucoup mieux aujourd’hui parce que je suis plus indulgent que je ne l’étais avant ; si un accord n’est pas parfait, on continue… J’ai vu Arthur Rubinstein dans sa dernière tournée et il y a eu une note de temps en temps qui n’était pas parfaite, mais ça n’affectait pas le fait d’écouter Arthur Rubinstein, le son de piano que j’ai entendu ce soir-là restera dans ma tête toute ma vie, c’était fantastique. Il ne faut pas chercher la perfection comme beaucoup de jeunes pianistes ont le tort de faire. Ils n’ont pas vu comme moi Tommy Flanagan vingt fois et jouer magnifiquement, même quand il faisait des fautes : le regarde jouer, être patient, écouter son groove, voilà ce qui est important. C’était la même chose avec Joe Henderson : il n’était pas toujours très inspiré au début d’un set, puis avec patience, il passait la cinquième et ça devenait fabuleux. Trop de jeunes musiciens sont détournés de la vraie musique par les CD et par YouTube, ils ne sentent plus vraiment la musique.

- Sans doute est-ce le côté négatif de l’apprentissage du jazz dans un système éducatif scolaire ?

YouTube ou Spotify vous font entendre Miles Davis, Bill Evans, Red Garland… mais ils ne vous donnent aucune information et beaucoup de jeunes étudiants ne prennent pas le temps, ne consacrent pas leur énergie à chercher plus loin, mais c’est dans les clubs qu’on apprend le jazz. J’ai donné une masterclass hier et des étudiants m’ont dit qu’ils viendraient au concert, et je l’espère.

- Dans votre répertoire il y a une grande variété de compositeurs de Schumann à Paul McCartney et Joni Mitchell, qu’est ce qui vous fait choisir une chanson comme « For No One » ou « Both Sides Now » ?

Ces chansons sont d’abord de magnifiques mélodies, mais les paroles ont aussi une résonance particulière pour moi. Je suis incapable de jouer un standard dont les paroles ne me parlent pas, comme « Polka Dots And Moonbeams » dont les paroles sont horribles. Je ne saurais pas jouer ça ! Enfin si je pensais aux paroles, je suis sûr que je ne serais pas bon ! J’aime bien l’anecdote de Lester Young qui était en studio et s’est arrêté au milieu d’un morceau et quand le producteur lui a demandé ce qu’il se passait, Lester a répondu qu’il avait oublié les paroles. Beaucoup de jeunes musiciens sont très loin de ça… Je dois jouer des choses avec lesquelles je suis connecté et cela change : j’étais obsédé par une ballade, puis après un certain temps, je l’abandonnais… Et j’y revenais cinq ans plus tard, et ça devenait à nouveau frais.

Fred Hersch. Photo Frank Bigotte

- Vous sentez-vous encore fort influencé par la musique classique ?

Ce n’est pas conscient, c’est juste le langage du piano et le jeu en contrepoint. Il y a une pièce inspirée par Schumann que j’ai écrite, « Pastorale », inspirée par la texture de sa musique, inspirée aussi par ce que je jouais et écoutais quand j’avais sept ou huit ans, mais ce n’est pas consciemment jazz meets classical. Ce sont toutes les influences du solo, du duo ou du trio qui se mêlent. Je suis bien sûr influencé par les personnes avec qui je joue : c’est différent avec Julian Lage, Anat Cohen ou Michael Moore, ils éveillent chez moi différentes parties de mon inspiration, c’est ça le jazz qui me donne du plaisir.

Walt Whitman est un des plus grands poètes, très américains dans le bon sens. Par rapport à ce qui se passe dans mon pays, horrible ! Et c’est pire chaque jour.

- Pouvez-vous nous parler de votre composition « Calligram » écrite pour Benoît Delbecq ?

Nous avons fait un projet ensemble intitulé Fun House, un album fascinant avec deux pianos, deux basses, deux batteries et électronique. Benoît est un musicien extraordinaire qui adore le piano préparé, c’est un vrai génie dans ce domaine, il place différents objets dans le piano pour obtenir des sons incroyables, notamment africains. Il a composé les morceaux de l’album avec des structures parfois complexes. Benoît est aussi une de mes personnes préférées. Et en ce qui me concerne, j’ai déjà écrit entre trente et quarante morceaux pour d’autres personnes, et cette mélodie pour Benoît Delbecq m’est venue très rapidement, en quinze ou vingt minutes. Des formes et des choses que je sais qu’il aime ; ce n’est pas une imitation, c’est un hommage. John Hébert fait aussi partie de son trio et composer pour Benoît est devenu d’autant plus naturel que John est aussi dans la même atmosphère.

- Une pièce rythmiquement complexe…

C’est juste une mélodie et la suite est tout à fait ouverte ; ça s’est passé comme ça ce soir-là au Village Vanguard, mais ça peut être très variable.

- Avez-vous encore des projets pour le duo ?

Anat Cohen et moi avons enregistré un concert en Californie l’an passé. Et chaque année au mois de mai depuis les dix dernières années, j’ai une série d’invitations en duo que je lance au « Jazz Standard » à New York. Six invités différents chaque année : Julian Lage, Chris Potter, des gens avec qui je joue parfois, mais aussi des rencontres et on se dit alors qu’on pourrait se revoir si ça marche. Julian est venu une année et ça a bien marché et on a décidé de faire un album, ça se passe de façon très organique, ce n’est pas comme si un producteur nous disait ce que nous devons faire. Avec des chanteurs/chanteuses, je ne joue plus qu’en duo, avec Norma Winstone, Kurt Elling, Cécile McLorin Salvant, rien que des musiciens qui sont très coopératifs, qui partagent. Je ne suis plus intéressé par des collaborations plus larges où je devrais écrire des arrangements par exemple. J’adore l’association voix-piano, très naturelle : je demande si ils connaissent une chanson et si c’est le cas, on la fait.

- Les paroles vous interpellent dans les chansons et vous êtes aussi très intéressé par la littérature.

Oui, j’ai enregistré avec un ensemble « Leaves of Grass » il y a une dizaine d’années et nous allons le jouer pour la première fois sur scène lors de la sortie de mon livre en septembre. Les écrits de Walt Whitman sont très inspirants, il est un des plus grands poètes-philosophes, très américains dans le bon sens, et c’est très important par rapport à ce qui se passe dans mon pays, horrible ! Et c’est pire chaque jour, il nomme quelqu’un à l’environnement qui conteste le réchauffement climatique, c’est choquant. Une des choses agréables quand on est en tournée en Europe, c’est qu’on n’est pas au milieu de tout cela, qu’on ne lit pas le New York Times chaque jour, qu’on est dans un environnement calme pour jouer et écrire.

- Hier à la radio, on vous demandait quelle pièce vous alliez jouer pour entamer le concert du lendemain. Maintenant, à une heure du concert, le savez-vous ?

Non… Je commence parfois par quelque chose de plus énergique, ou par une pièce plus méditative comme la composition de Jobim sur l’album solo. Cela dépend aussi de ce que le groupe de la première partie – si il y en a une – joue, comment ça sonne, quelle est leur énergie. J’ai une idée de ce que je pourrais jouer, mais c’est le moment du concert qui fait le choix.