Chronique

György Szabados / Joëlle Léandre

Live At Magyarkanizsa

György Szabados (p), Joëlle Léandre (b)

Label / Distribution : BMC Records

Parmi les légendes de la musique hongroise contemporaine, György Szabados occupe une place à part qui a fait de lui, dans son pays comme dans le monde entier, l’une des voix les plus atypiques du jazz et de la musique improvisée.

Né en 1939, pianiste virtuose et enfant prodige d’une famille de musiciens célèbres, Szabados a été l’un des premiers enfants à apprendre la musique par la « méthode Kodaly ». Considéré comme l’un des pères du jazz hongrois, qu’il a animé clandestinement dès la fin des années 50, il a toujours abordé cette musique avec le filtre du rideau de fer. Il en résulte une esthétique très personnelle, dont les rhizomes puisent à part égale leur énergie dans le jazz et leur raffinement au cœur de la musique écrite. On retrouve principalement chez lui un héritage magyar qui, des recherches harmoniques de Bartók à l’influence marquée de Ligeti, intime une couleur inimitable à ses puissantes improvisations [1]. Un style qui influence encore largement les jeunes musiciens hongrois.

La rencontre avec Joëlle Léandre sonne comme une évidence tant les univers se ressemblent. Tous deux ont su, à force d’audace et de détermination, imposer leur langage et explorer de nouveaux territoires délivrés de tout académisme. Ces deux géants de la musique improvisée aux multiples collaborations communes – d’Anthony Braxton à Evan Parker - n’avaient jamais enregistré ensemble. En novembre 2010, c’est en Voïvodine, l’enclave magyarophone de Serbie, que cette rencontre a eu lieu, captée par Budapest Music Center.

Ce Live At Magyarkanizsa est une libre discussion tumultueuse de deux improvisateurs en verve qui portent la même parole. La force de la musique de Szabados est sa faculté d’utiliser toutes les ressources de son instrument, du martèlement rythmique qui semble tourbillonner autour de la contrebasse à la petite phrase légère s’échappant du maelström des marteaux, des archets et des cordes. A ses côtés, Léandre joue d’un archet bâtisseur à la fois urgent et solide, qui visite les abysses les plus profonds…

Dans cette improvisation segmentée en quatre parties, les musiciens semblent d’abord choisir l’ivresse du tourbillon dans une « Part 1 » aussi brève que dense. Des idées fugaces et des pistes ébauchées s’échappent de la main droite de Szabados, comme un point d’équilibre où les deux improvisateurs se rejoignent, entre méandres orientaux et abstractions contemporaines. C’est ce foisonnement d’idées qui prépare sur le long terme un propos où les frottements et les heurts ne sont jamais antagonistes mais contribuent à perpétuer un embrasement. Jusque dans la « Part 4 », où les voix à l’unisson et les bribes de langage de Joëlle Léandre se heurtent à l’apaisement. La musique est comme ces braises qui ne s’éteignent jamais vraiment ; elle couvent en tapinois et laissent sourdre la chaleur, toujours prêtes à s’enflammer. Au centre, la longue « Part 2 » visite des paysages aux reliefs accentués où la contrebasse virevolte dans les ostinatos main gauche du pianiste. A chaque instant la discussion, qui prend racine dans le terreau commun de la musique écrite européenne, est électrisée par des fulgurances de jazz.

Au-delà de l’intensité qui se dégage de cette rencontre, ce témoignage restera malheureusement unique. György Szabados s’est en effet éteint le 10 juin 2011. C’est toute la valeur d’un disque que de conserver les moments éphémères de l’improvisation, et d’entretenir le souvenir de ces volcans de musique que sont les improvisateurs. C’est ce qui rend ce Live At Magyarkanizsa absolument indispensable.