Chronique

Harold López Nussa

El País de las Maravillas

Harold López Nussa (p), Felipe Cabrera (cb), Ruy Adrián López Nussa (d, vb, cajón), David Sanchez (ts)

Label / Distribution : World Village

Deux ans après Herencia, le pianiste cubain Harold López Nussa nous invite au Pays des Merveilles. Un pays qui, si l’on en croit l’illustration de pochette, recèle d’étranges créatures charnelles prêtes à se laisser déguster à la fourchette. Pas d’Alice ici, ni de lapin blanc : Lewis Carroll et Walt Disney peuvent aller se rhabiller.

Un album de famille, dans le meilleur sens du terme. Tout y est affaire de parenté. Le trio d’abord : frères de sang le batteur - Ruy Adrián López Nussa - et le pianiste ; frère d’âme le contrebassiste Felipe Cabrera. Frère de l’ISA, aussi, l’Institut Supérieur des Arts de la Havane dont sont issus tous les membres du trio et, pourrait-on dire, toute la famille López Nussa, en tout cas le père batteur - Ruy - et l’oncle pianiste - Ernán.
La musique ensuite : consciente de ses origines mais jamais enfermée dans le stéréotype, mélange d’hédonisme et de rigueur technique, elle reprend à son compte la largeur de clavier typique des pianistes cubains (basses profondes et jeu d’octaves dans les aigus), hérite de Chucho Valdés - entre autres - le côté percussif et jouisseur, et probablement d’Oncle Ernán deux caractères très singuliers : la souplesse mélodique et la propension à s’évader des carcans stylistiques.

Des palmas pour ouvrir l’album, un vibraphone pour le clore. On est très loin des poncifs cuivrés. Exit les reprises de thèmes populaires, l’album entier est formé de compositions originales de Harold ou de Felipe Cabrera (« A Camilín », une berceuse composée pour son petit garçon). On ne craint plus les morceaux très courts (« Amanecer », 2’36’’) ou plus longs que la moyenne comme « El País de las Maravillas » et ses 8’21’’ construites non plus comme une chanson mais comme une pièce concertante. Exposition d’un thème au piano solo, chatoyant comme les images d’un kaléidoscope, deuxième thème en trio, truffé d’unissons et tierces basse - main gauche, soutenu par une batterie tout en frémissements ; un troisième thème qui s’annonce, ligne de basse douce - magnifique placement rythmique de Felipe Cabrera - , batterie discrète, piano sensible en improvisation modale qui va crescendo, s’agite et s’épanouit dans un nouveau solo qui introduit la dernière mélodie : huit mesures qui se répètent, enflent, reprises par les voix des musiciens, et retombent en pluie scintillante de piano et de baguettes.

Ah, et puis il y a l’invité. David Sánchez, s’il vous plaît. Le saxophoniste portoricain, tout auréolé de son Grammy Award [1], ne joue pas les stars. Il apporte une teinte très urbaine, avec une puissance et une largeur de son qui rappellent, non pas tant Sonny Rollins comme on le dit parfois, que George Coleman. Accents faubouriens sur « Caminos »ou « Bailando Suiza » [2], plus latins dans « La Fiesta Va » ou « Volver », il joue un peu le rôle d’un pilier, d’une plaque tournante et s’intègre parfaitement au trio/quartet. Bien mieux qu’un invité : un quatrième mousquetaire.

Au sujet d’Herencia nous avions pu écrire que Harold López Nussa avait encore à affirmer un style réellement personnel. Avec El País de las Maravillas, la question ne se pose plus. Il y a une patte Harold, un toucher de piano reconnaissable, une luxuriance du son qui se niche jusque dans les morceaux les plus lents (« Perla Marina »), une versatilité extrême qui le rend aussi convaincant dans les roulades néo-romantiques que dans les syncopes et les montunos de « Pa’ Gozar » (« Pour s’éclater » : tout un programme, une profession de foi, même) et « E’Cha », un morceau fait pour chauffer l’auditoire. La maturité est tangible aussi dans les compositions très travaillées qui surprennent à chaque coin d’harmonie en glissant vers une issue imprévue, une pirouette, une digression. La littérature est l’art de la digression, écrivait un romancier cubain. La musique aussi, dirait-on.

par Diane Gastellu // Publié le 3 octobre 2011

[1Best Large Jazz Ensemble Album en 2005 pour son album Coral

[2L’auriez-vous deviné ? A Cuba, « bailar suiza » signifie « sauter à la corde ».