Entretien

Henri Texier

50 ans de bouffées de souvenirs. Ou comment passer de sa fidélité affichée à Label Bleu au souvenir ému de René Thomas.
[Entretien paru sur Jazzaround]

Photo : Michael Parque

En terre picarde, au sein de la très fonctionnelle Maison de la Culture d’Amiens, après sa carte blanche du 3 mars en compagnie de Michel Portal, Thomas de Pourquery, Bojan Z, Manu Codjia et Edward Perraud et dans la foulée du concert de son Sky Dancers Sextet le 4 mars, Henri Texier évoque son histoire avec Label Bleu, son enfance, sa découverte du jazz et sa rencontre avec Bud Powell, Dexter Gordon et René Thomas. Une vraie plongée dans des souvenirs émouvants, quelques heures avant le concert final de Rokia Traoré.

1e partie : Les 30 ans de Label Bleu

- Pour célébrer cet anniversaire, vous étiez un maître de cérémonie tout désigné…

Forcément, du fait que je collabore avec Label Bleu depuis 30 ans. Je n’étais pas là à l’origine : deux albums ont été enregistrés avant que je ne rejoigne le label. Je me souviens du premier enregistrement que j’ai fait. C’était ici même dans la grande salle, pendant le festival « Le Temps du Jazz », avec le quartet comprenant Louis Sclavis aux clarinettes, Philippe Deschepper à la guitare, Jacques Mahieux à la batterie et Joe Lovano en invité. J’avais convaincu Michel Orier d’inviter Joe qui était absolument inconnu à l’époque, si ce n’est qu’il avait déjà participé à des rencontres avec des musiciens belges, comme Bill Frisell qui résidait en Belgique à l’époque. Quant à moi, j’ai découvert Joe Lovano avec Paul Motian. On a fait ce concert et j’ai proposé à Michel Orier de l’enregistrer. Il a accepté : « On verra bien ce qu’on fait de la bande, soit vous la récupérez pour contacter une autre maison de disques, soit on coproduit un album ». L’idée était de savoir si chacun était satisfait du concert. Chemin faisant, c’est devenu un 33 tours, Paris-Batignolles, qui ressort actuellement en vinyle, pour le premier coffret Label Bleu des 30 ans.

J’ai reçu le prix des mains de Jacques Chirac, ce qui ne m’enchantait pas du tout ; je lui ai à peine serré la main.

A l’époque, je me souviens, Michel Orier m’avait dit : « Et si ça fonctionne bien, peut-être pourra-t-on en faire un CD ». J’ai trouvé que ce serait génial mais on ne savait pas trop comment ce nouveau support allait fonctionner. Il fallait quand même vendre quelques vinyles pour que ça devienne un CD. Or j’ai eu la chance, et Label Bleu aussi, que l’album soit remarqué par l’Académie Charles Cros : il a obtenu le Prix du Jazz, avec remise à l’Hôtel de Ville de Paris. J’ai reçu le prix des mains de Jacques Chirac, ce qui ne m’enchantait pas du tout ; je lui ai à peine serré la main. Le journaliste du Courrier Picard était là pour fixer cela dans les tablettes du journal et il n’a même pas eu le temps de faire une photo. Ça a été quelque chose de très important. Chaque discipline musicale était représentée : Olivier Messiaen pour la musique classique, Yves Duteil pour la chanson. Un fameux coup de pouce.

Ensuite, il se trouve que j’ai rencontré dans le train quelqu’un qui était scénographe à la Fête de l’Humanité ; il travaillait au journal Révolution, qui a été supprimé par la suite, justement parce qu’il s’appelait ainsi : Georges Marchais et le Parti Communiste se sont dépêchés de le fermer. Ce journal avait beaucoup de succès auprès des intellectuels et cette personne m’a programmé sur le stand de Révolution qu’il avait mis en espace. On a eu beaucoup de succès ; il y avait plusieurs passages dans la journée. La Fête de l’Huma était une fête énorme. Les gens étaient formidables : c’était le seul parti qui organisait de telles fêtes dans toutes les villes de France. On programmait des artistes qui ne passaient nulle part ailleurs et qui côtoyaient ainsi des chanteurs hyper connus, ce qui permettait de mélanger les publics. On pouvait s’exprimer devant des gens qui n’étaient pas du tout préparés à la musique qu’on faisait. D’un seul coup, votre forme artistique pouvait atteindre des publics qui n’auraient jamais eu accès à cette musique. On pouvait ainsi prendre la mesure de ce qu’on transmettait vraiment à un public populaire : ça n’existait nulle part ailleurs.

Du coup, le rédacteur en chef de Révolution, qui était un personnage vraiment intéressant, mais qui a été évidemment mis de côté par la suite, a proposé à Label Bleu d’acheter 500 disques pour les cadeaux de fin d’année du comité d’entreprise, à la condition que je signe tous les disques. Ce que j’ai évidemment accepté : j’ai passé une après-midi à signer les 500 albums. C’est comme cela que mon histoire avec Label Bleu a commencé.

- Le quartet avec Louis Sclavis avait déjà enregistré un autre album, La Compañera, mais sur un autre label, Cara…

Oui, c’était le label de Patrice Caratini. C’était très compliqué d’avoir un label à l’époque ; ça l’est toujours, d’ailleurs. Patrice avait décidé de créer le sien. Comme j’étais en relation avec lui – on a toujours été de bons camarades – et que je n’avais pas de producteur, j’allais répéter chez lui. Tout naturellement, il m’a proposé d’enregistrer un disque pour son label qui fonctionnait bien. Il jouait en trio avec Marcel Azzola à l’accordéon et Marc Fosset à la guitare et il s’est dit qu’il essaierait bien de produire quelqu’un d’autre. Par la suite, Patrice a cédé sa collection à Label Bleu, pour lequel il a d’ailleurs fait quelques albums. Ainsi, à part les disques en solo que j’ai faits chez JMS, toute ma production discographique est chez Label Bleu.

- Cela, c’est votre côté « fidélité », fidélité au label et aux musiciens…

Oui, à ma femme aussi (rires)… je ne me force pas. Ce n’est pas compliqué d’être fidèle. Pourquoi irais-je chercher ailleurs et quitter une maison où je me sens parfaitement libre ? À l’heure qu’il est, tous les labels ont leurs qualités et leurs défauts. C’est facile de trouver des défauts. Ce qu’il y a de merveilleux chez Label Bleu, c’est que moi, mais aussi la plupart des musiciens qui ont enregistré pour le label, nous avons été totalement libres de notre choix artistique : le choix de la musique, des musiciens, de l’enregistrement, du moment où le disque va sortir, le choix de l’ingénieur du son, de la pochette, du photographe, de la maquette. C’est extraordinaire, un droit de regard total sur la production artistique de A à Z, alors pourquoi voulez-vous que j’aille butiner ailleurs ? De plus, il n’y a jamais eu une ombre de conflit : c’est facile d’être fidèle dans ces conditions.

Je ne me force pas. Ce n’est pas compliqué d’être fidèle.

- Comment s’est fait le choix des musiciens pour votre carte blanche ?

Pour la carte blanche, il semblait logique que je sois le chef de chantier – un tel projet est un véritable chantier – ou le maître d’œuvre, si on veut choisir un terme plus artistique. Mis à part le fait que j’ai mes propres groupes, depuis le temps, je suis connu comme quelqu’un d’assez ouvert aux différentes générations, aux autres styles.

En toute liberté, j’ai imaginé un choix, avant même d’en parler avec les responsables de la Maison de la Culture, Gilbert Fillinger et Benoît Delaquaize. Un choix musical, artistique et qui a un rapport avec l’histoire de Label Bleu. J’ai commencé à réfléchir à des personnes dont je me sentais très proche, d’autres un peu moins. Pour les plus proches, Michel Portal qui a fait un certain nombre de formidables disques chez Label Bleu et avec qui j’ai énormément joué : on a parcouru des kilomètres et des kilomètres et on a expérimenté mille et un groupes. Puis, Bojan Zulfikarpasic qui lui aussi a fait de très beaux albums pour Label Bleu, qui a joué dans mon Azur Quartet puis Quintet et dans le Sonjal Septet. Même si les deux ont quitté Label Bleu pour des raisons personnelles, ils ont néanmoins avec lui une relation historique. Pour monter de telles soirées, on dispose de peu de temps, alors il faut qu’il y ait de vraies affinités, sinon cela devient compliqué, surtout sur le plan de la liberté : c’est bien beau de proposer des musiques et des rencontres de musiciens ; s’ils ne se sentent pas libres, ça n’a aucun intérêt. Il faut trouver les musiques qui les mettent en valeur, ce que j’essaie toujours de faire. Pour moi, c’est le rôle d’un vrai chef d’orchestre : je n’utilise pas les musiciens, j’essaie de les mettre en valeur.

Ensuite, les nouveaux, des musiciens dont j’ai entendu parler, que j’ai croisés, que je ne connais pas tellement parce qu’ils font partie d’une planète différente de la mienne. Ils sont plus jeunes, ont une autre sensibilité mais ils sont des musiciens d’aujourd’hui auxquels le public porte beaucoup d’intérêt. C’est intéressant d’aller à la découverte d’autres univers. Donc, là c’est Thomas de Pourquery, le saxophoniste alto : il se trouve qu’il a enregistré pour Label Bleu en tant que chanteur avec le Red Star Orchestra. Ensuite, Edward Perraud, le batteur-percussionniste qui vient de sortir chez Label Bleu un disque avec le trio Das Kapital. Les responsables de Label Bleu sont tombés d’accord immédiatement.

On s’est alors trouvé avec deux axes entre lesquels il fallait établir un lien. J’ai tout de suite pensé à Manu Codjia. Maintenant, je joue avec Nguyên Lê, mais j’aime énormément Manu : je l’ai rappelé à plusieurs reprises pour des situations particulières. Par exemple, on a fait une tournée en Amérique de Sud : Argentine, Uruguay, Chili, en quintet, avec les musiciens du Hope Quartet, mon fils Sébastien, François Corneloup et Louis Moutin. Nous gardons des relations très amicales.

Paul Motian m’a beaucoup éclairé sur l’architecture des compositions

J’ai aussi demandé que le concert tourne autour de mes musiques parce que si chacun apporte ses propres compositions, cela demande un travail énorme de préparation, d’autant plus ardu du fait des calendriers des uns et des autres. J’ai alors établi un parcours en marche arrière, un flash back de mes disques : c’était d’ailleurs assez rigolo. J’ai choisi les compositions qui me semblaient les plus adéquates pour faire en sorte que chacun soit à égale distance du centre, puisse s’exprimer librement et que ça contribue au plaisir de chacun.

- Et avec des formules différentes, par exemple, un duo Portal-Bojan Z ou un trio piano-guitare-contrebasse…

Oui, cela participe d’une dramaturgie qui m’est chère depuis longtemps. Paul Motian, par exemple, est quelqu’un qui m’a beaucoup éclairé sur l’architecture des compositions pour que ce ne soit pas seulement un défilé de chorus : faire en sorte que les solistes se passent le relais de l’un à l’autre, qu’il y ait des dialogues, que l’un disparaisse un moment pour réapparaître après. Ce qui fait que le public a sans cesse l’impression d’être en situation de découverte. Et cela me plaît.

Quand vous avez Michel Portal et Bojan Z qui font des concerts en duo depuis des années, avec une très grande expérience et une vraie esthétique, ce serait dommage de ne pas en profiter. Et puis, c’est la multitude des ambiances sonores, des timbres qu’il fallait faire découvrir au public. Je n’avais jamais joué avec Thomas de Pourquery et je n’avais croisé Edward Perraud que de manière occasionnelle. On n’avait jamais joué ensemble tous les six ; je voulais cette recherche de combinaisons sonores, varier les atmosphères musicales. Comme jouer, en trio à cordes « Don’t Buy Ivory Anymore », sans percussion, sans saxophone. J’ai été guidé vers ce choix parce que Bojan avait enregistré ce morceau dans un album solo. Il lui avait imprimé un caractère différent de la version que j’avais enregistrée avec lui et ce caractère m’intéressait.

Manu Codjia, c’est un immense musicien. Pour moi, c’est un des meilleurs musiciens au monde parce qu’il est multiple, il se produit avec des tas de groupes différents. Tout naturellement, à la répétition, Bojan a commencé à jouer la mélodie et Manu s’est intégré immédiatement ; tous les deux ont des oreilles d’éléphant puissance douze. Tout d’un coup, une espèce de poésie s’est dégagée et je me suis dit : « Je ne joue pas le thème, je les laisse tous les deux dans un dialogue d’une simplicité totale ». Tous les gens qui étaient autour, Michel, Thomas, les techniciens, tout le monde s’est arrêté, le temps s’est suspendu. J’ai décidé de n’intervenir dans la composition que pour les improvisations.

Ce sont des choix naturels, il faut beaucoup réfléchir pour n’oublier personne, pour que ce ne soit pas toujours les mêmes qui prennent les solos. C’est délicat. Il y a Michel Portal, une grande vedette, notre doyen : à 80 ans, il est merveilleux de fraîcheur, de dynamisme, d’enthousiasme, de gentillesse. Il a été absolument délicieux, pourtant il peut se montrer extrêmement exigeant mais là, il s’est senti très bien avec ces camarades plus jeunes que lui. Entre nous deux, c’est une histoire très longue d’amitié musicale et humaine. Ce sextet, c’était un « all stars » où tout le monde devait être à égale distance du centre : il ne faut pas que ce soit toujours Michel Portal qui fasse la première impro. Donc j’ai fait un graphique : qui a fait le premier chorus, qui vient en deuxième, est-ce que tout le monde a eu le même nombre de solos ?

- Comment avez-vous choisi le répertoire ?

Durant le concert, je n’ai présenté aucun morceau : seul comptait le cheminement musical entre les thèmes. J’ai fait un choix parmi les morceaux les plus marquants de mon histoire musicale chez Label Bleu : il y a des compositions célèbres mais pas en première partie, où il y avait un morceau quasiment inconnu. Je l’ai choisi parce que la musique de jazz par définition, au-delà du fait que c’est la rencontre idéale entre la tradition orale africaine et la tradition écrite européenne, c’est un rapport entre tension et détente : il doit y avoir une sensation africaine avec toute la poésie que cela comporte.

J’avais écrit ce morceau pour un vrai sacrifice de mouton : voir égorger un mouton avec un vrai couteau, tout le sang qui s’écoule, tandis que les femmes psalmodient.

Après, on peut faire la bataille des anciens et des modernes sur ce qui est du jazz et ce qui n’en est pas. Pour moi, l’essentiel réside dans cette alternance tension-détente. Souvent les gens me disent qu’ils ont fait un beau voyage à la fin d’un concert. Si on veut que le public soit à la fois dans un univers qu’il souhaite parce qu’il nous suit depuis longtemps, mais qu’il puisse aussi découvrir de nouveaux paysages, de nouvelles sensations, il faut cette alternance.

J’ai donc choisi un morceau assez ancien qui est dans l’album avec des cordes, Strings Spirit - un album qui n’a pas eu la résonance espérée. C’est une composition que j’ai dédiée à Sébastien, « Serious Seb ». J’avais besoin, à cet endroit-là, d’un morceau assez linéaire, une savane : tout le monde est un peu écrasé par la chaleur, on est dans un climat africain, sahélien, la musique n’est pas énervée du tout. Ce ne sont pas les gros tambours, très puissants, du Ghana. La musique est très légère : c’est la musique qu’on va entendre avec Rokia Traoré, elle vient de là, du Mali. J’ai beaucoup voyagé dans ces contrées-là avec Louis Sclavis et Aldo Romano. Ce morceau a aussi une structure qui fait que personne ne s’énerve, sinon on sort du cadre, on est en porte-à-faux.

Sinon, pour le reste de la première partie, j’avais choisi « O Elvin », un long morceau d’introduction qui nous envoie dans la musique de jazz : Coltrane, Elvin Jones. Cela place tout le monde dans l’histoire du jazz. Puis, il y a eu le duo Portal-Bojan Z, « Baïlador », la composition de Michel Portal. J’ai seulement appris la veille qu’ils allaient choisir ce morceau, mais je n’étais pas inquiet. Et puis, on a joué « Amazone Blues » qui vient de An Indian’s Week, un truc assez dynamique, un peu compliqué, un peu tendu après le duo, comme si tout à coup on enfourchait des chevaux à peine dressés : un morceau véloce, assez dur à jouer.

Ensuite, « Serious Seb » puis une suite qui s’appelle « Sacrifice ». C’est un thème enregistré en trio, avec Sébastien et Tony Rabeson, pour le film Remparts d’argile de Jean-Louis Bertuccelli. Une musique qu’on jouait à l’image. J’avais écrit ce morceau pour un vrai sacrifice de mouton que Jean-Louis avait filmé aux confins du Sahara algéro-tunisien, une scène assez dure à regarder : voir égorger un mouton avec un vrai couteau, tout le sang qui s’écoule tandis que les femmes psalmodient. Là, je ne savais pas trop quoi faire comme musique : j’ai choisi une vibration, une espèce d’hymne comme un rituel plutôt que d’aller du côté du tambour un peu « onanismique ».

Au milieu, il y a une composition qui s’appelle « SOS Mir », extraite de l’album Mad Nomad(s), dans lequel il y a des intermèdes musicaux qui sont des SOS différents : « SOS Tamasheq », rien que des tambours, « SOS Hozho », « SOS Beauté » chez les Indiens Navajos et d’autres parmi lesquels « SOS Mir ». En serbo-croate, ça veut dire le « monde », la « paix », une composition à sept temps rappelant les Balkans. Après, il y a une suite d’improvisations : j’ai demandé à Manu de jouer en solo, relayé par Michel à la clarinette dans un jazz non figuratif, une espèce de free, de musique improvisée européenne, mais toujours avec la « blackitude » qui traîne - je ne peux pas m’en passer. Et, à la fin, on reprenait l’hymne « Sacrifice ».

La deuxième partie s’ouvrait sur le tube total qui a fait l’objet de musiques de film, « Colonel Skopje », ensuite une improvisation totale qu’on finit par un rock démoniaque qui est dans l’album Canto Negro avec Francesco Bearzatti, Sébastien, Manu et Christophe Marguet : un rock qui tache, pas du hard rock mais un rock hard. J’adore ce « salto » radical, ce morceau s’appelle « Mucho Calor ». Dans cet album, les titres sont en espagnol, une influence dont on ne parle pas beaucoup à mon égard, mais qui est importante.

En fait, je suis un bluesman

Ensuite arrive « Don’t Buy Ivory Anymore » de An Indian’s Week, un thème qui a servi pour le générique d’un film de Claude Miller, La classe de neige, qui a reçu le Prix du Jury à Cannes. Cela m’a valu de monter les marches du Palais du Festival. Au début, je ne voulais pas y aller, puis je me suis dit que cela n’allait pas m’arriver une seconde fois. J’y suis allé, c’était rigolo et vraiment instructif, mais pas forcément positif. Il n’y avait aucun acteur vraiment connu dans le film. Claude Miller a fait des films vachement gonflés. Celui-là raconte l’histoire d’un type pédophile qui tue un gamin et, dans la semaine qui précède le festival, éclate l’affaire Dutroux : le film a fait très peu d’entrées, il est passé à la trappe.
Miller avait choisi « Don’t Buy Ivory Anymore » pour le générique et deux ou trois autres extraits puisés directement dans le disque. Le film est tiré d’un livre d’Emmanuel Carrère, que Claude Miller a appelé pour obtenir les droits d’adaptation du roman. Emmanuel Carrère, qui était très circonspect sur les adaptations de roman à l’écran, lui a dit qu’il était d’accord, mais à la seule condition de savoir quelle serait la musique du film. Miller lui a parlé de la musique de Mad Nomad(s) et Carrère lui a signifié que c’était gagné : il a sorti le disque de sa discothèque, il venait de l’acheter. Pour le concert, on a joué le thème en trio à cordes.

Ensuite, on a joué un blues très louisianais, bien charnu, dans lequel Michel Portal pouvait évoquer le jazz ancien que nous portons tous en nous et, en même temps, on a utilisé un côté un peu humoristique avec des tas de breaks qui fusaient de partout, surtout en répétition parce que, durant le concert, cela a été un peu plus classique. Cela, c’était pour ramener les choses vraiment au côté « roots » : c’était possible dans l’album avec les cordes, un thème qu’on a composé à deux avec Claude Barthélemy et qui s’appelle « Barth’s Groove ». Moi, j’avais fait le canevas harmonique, un blues un peu détourné – en fait, je suis un bluesman – et le thème écrit par Claude arrive à la fin.

Ensuite bandonéon, un genre de blues, une pièce qui a été écrite pour Holy Lola, le film de Bertrand Tavernier : c’est un moment particulier dans le film, il fallait un morceau en suspension. Holy Lola raconte l’histoire de gens ordinaires du Puy-de-Dôme qui veulent adopter un enfant au Cambodge : lui médecin de campagne et elle fleuriste, une histoire inspirée de faits réels. Jusqu’à la fin du film, on ne sait pas s’ils vont pouvoir repartir avec l’enfant.
Pour la musique, Bertrand voulait un moteur. Mes influences indo-africano-Europe Centrale-celtico-françaises ne collaient pas trop avec cette histoire se déroulant au Cambodge. On a écouté tous les deux des disques de jazz des années 60, comme Les Liaisons dangereuses des Jazz Messengers, mais cela ne fonctionnait pas. En plus, le personnage joué par Jacques Gamblin aimait les Rolling Stones. La rencontre avec Bertrand Tavernier a été une aventure merveilleuse, je n’ai fait que cette musique de film, il y a plus de dix ans. On a travaillé pendant un an et demi : il était tellement chaleureux, tellement à l’écoute. J’ai alors écouté des disques de musique cambodgienne, mais il ne fallait pas que cela fasse pléonasme. J’ai enfin découvert un double album, un disque de musique de cour, avec des petits chants, des violons très typés, qui ne pouvait pas m’inspirer du tout, et puis un disque de musique populaire avec plein de percussions et ça, on ne connaît pas du tout : ce sont des « tourneries » de percussions géniales. Or, pour moi, un moteur, c’est le rythme.

J’ai relevé un rythme très positif, traditionnel, millénaire, utilisé par les moines bouddhistes, particulièrement pour l’inauguration de lieux de culte. J’en ai fait le rythme sous-jacent du film. Il y a des scènes très tendues, notamment celle où les Français en quête d’adoption, ne sachant plus quoi faire pour obtenir l’assurance de pouvoir partir avec les enfants, se mettent sur leur trente-et-un et se rendent au ministère. Désespérés, ils se couchent tous par terre dans la cour, en plein soleil, sous le regard des soldats médusés : c’est cette musique-là que Michel a jouée au bandonéon. J’ai essayé de trouver une musique à la fois très tendue et en même temps d’une poésie différente. J’ai trouvé que cela pouvait être très beau au bandonéon.

Enfin, on a terminé par « Desaparecido », le classique absolu pour les gens qui fréquentent Henri Texier depuis un certain temps. En rappel, on a joué « Noise » enregistré à la Maison de la Culture pour le premier album, Paris-Batignolles, une espèce de morceau latin très rapide, un boléro antillais : là, on se détend, le public aussi parce que le concert a été vachement long. C’était une très jolie rencontre dans laquelle il y avait beaucoup d’amour, les uns vis-à-vis des autres.

- Le deuxième concert était dédié au Sky Dancers Sextet, avec Nguyên Lê que vous aviez croisé pour l’album 3 + 3 du trio avec Louis Sclavis et Aldo Romano…

Exactement, le dernier opus du trio africain dont l’idée était d’avoir trois invités : Nguyên Lê, Bojan Z et Enrico Rava. C’est un beau disque mais il n’a pas eu la résonance espérée. A la suite de l’enregistrement, j’étais assez frustré de ne pas avoir rencontré davantage Nguyên. Moi, je suis fidèle, je sais qu’il faut du temps pour que les gens puissent se développer : tant qu’on a l’impression de pouvoir explorer les paysages mentaux, on n’a pas de raison d’arrêter. Il s’est trouvé qu’après une dizaine d’années de compagnonnage avec Manu Codjia, j’ai ressenti le besoin d’aller à la rencontre d’autres musiciens.

Lors d’une carte blanche, Sébastien m’a proposé de rejouer avec François Corneloup. Après le Strada Sextet, on avait formé le Red Route Quartet, dédié aux « Love Songs ». On jouait des standards, avec des improvisations intermédiaires qui étaient en quelque sorte des reflets et, après, il y a eu le Nord-Sud Quintet avec Francesco Bearzatti. Cela faisait un moment que je n’avais plus joué avec François Corneloup. On a des répertoires communs et Sébastien m’a proposé de jouer avec Louis Moutin à la batterie, un musicien que je connais depuis toujours, du Sunset, quand on jouait avec Aldo, Joe Lovano et Alain Jean-Marie. Louis Moutin était là, très enthousiaste, avec son frère François. Ils nous réjouissaient quand ils arrivaient, parce qu’ils étaient tellement gais. Je l’avais écouté, ce qu’il faisait me plaisait bien, mais l’occasion de jouer ensemble ne s’était pas présentée. On a joué en quartet sur la péniche L’Improviste, le concert a été enregistré comme un témoin. J’ai écouté l’enregistrement qui est devenu l’album du Hope Quartet avec lequel on a pas mal tourné.

Pour en revenir à Nguyên Lê, Armand Meignan, du festival du Mans, nous a fait la proposition d’une soirée particulière, avec un nouveau répertoire à la clé. Je me suis dit que c’était l’occasion d’appeler Nguyên qui a une technique extraordinaire et un son très personnel avec des résonances asiatiques. Il prend d’étourdissants solos sur « Dakota Mab » et « Comanche ». A côté de ces compositions dédiées aux Amérindiens, il y a « He Was Just Shining », en mémoire à Paul Motian, une forme d’apaisement, toujours dans l’optique « tension-détente ».

- Et Armel Dupas ?

Au cours de vacances, j’ai entendu un jeune pianiste dans un jazz-bar : il jouait vachement bien des standards et, tout à coup, j’ai entendu quelque chose d’autre. Je reconnaissais les standards, mais il se passait autre chose : c’était d’un haut niveau, une espèce d’interplay, de construction-déconstruction. Je me suis approché du piano et j’ai écouté tout le set. Ca me plaisait énormément.

Le jour où j’ai imaginé refaire quelque chose avec un pianiste, j’ai pensé à lui immédiatement. Moi, je le voyais au piano acoustique, mais il m’a proposé d’amener aussi un clavier électrique, un synthétiseur Nord qui peut sonner comme un Wurlitzer pour certaines couleurs et, de fait, ça fonctionne très bien. Il y a des références dont il ne faut pas se priver. Dans « Dakota Mab », on a beau évoquer les Sioux, le climat est aussi au Sud des Etats-Unis et, tout naturellement, le son du Wurlitzer dont jouait Ray Charles s’imposait. D’ailleurs, pour l’enregistrement, on avait un vrai Wurlitzer : c’est un instrument génial. Comme au cinéma, il y a des références qui participent à l’ancrage de la musique. Avec le Nord, on peut se permettre cela et plein d’autres sonorités, c’est un instrument aux multiples possibilités. Le concert a été aussi un succès. En rappel, on a joué « Paco Atao », le seul morceau sur lequel Sébastien joue de la clarinette.

2e partie : du « tonton africain » à René Thomas.

- Comment avez-vous découvert le jazz ?

C’est très simple. Mes parents étaient une famille très modeste, originaire de Bretagne et « émigrée » à Paris parce que mon père travaillait à la SNCF : il était poseur de rails. Il était venu à Paris pour gagner sa croûte. Grâce à la SNCF, on avait les voyages gratuits en 3e classe et tous les samedis après-midi, après avoir commencé sa journée à 4 heures du matin, mon père nous emmenait en Bretagne, chez sa mère. On ramenait les œufs frais, la saucisse bretonne, le beurre salé qu’on ne trouvait pas à Paris et la galette de sarrasin. Le cordon ombilical n’a jamais été coupé. Ma mère était frustrée de ne pas avoir pu poursuivre ses études pour mille et une raisons. Elle devait garder les vaches, c’était la misère : chez ma tante, il n’y avait pas d’eau, pas d’électricité. En outre, étant l’aînée, ma mère avait dû s’occuper de ses petits frères avant de se marier, comme au Moyen-Âge : c’est du Zola.

Je faisais des exercices de piano, la méthode Hanon, des trucs de mômes hyper chiants, avec une prof basque : ça me saoulait.

L’histoire du mariage de mes parents, c’est l’impression d’être au fin fond du Maghreb ou de l’Afrique, en Sicile ou en Calabre. À Paris, elle faisait des ménages, de la confection pour que nous puissions faire de la musique, mes sœurs et moi : l’une faisait du piano, l’autre du violon sur une vraie boîte à cigares, et moi du piano aussi. La SNCF, à l’époque, c’était génial : il y avait des colonies de vacances, un économat, un dispensaire et on avait des cours de musique gratuits. C’était du paternalisme d’État. Cela a de l’importance pour le reste de l’histoire, parce que c’est de là que je viens.

Ma mère a fini par se procurer un piano droit, récupéré chez des bourgeois pour qui elle faisait de la confection. On l’avait placé dans la chambre que j’avais reprise de mes sœurs. Tout cela permet d’arriver au jazz. Fascinée par la musique, elle me fait donner des leçons de piano et de solfège : pour moi, c’était comme le catéchisme. C’est horrible : de l’école en plus de l’école. Le solfège, j’y étais réfractaire. À l’époque, on utilisait encore le martinet. Je me souviens d’une séance où ma mère me faisait répéter mes leçons de solfège, que je poursuivais dans les sous-sols de la gare Saint-Lazare où il y avait l’harmonie de la SNCF. Je n’avais rien retenu et elle me donnait des coups de martinet sous la table. Or j’avais encore des culottes courtes : à 14 ans, j’étais encore en culottes courtes, et ma mère faisait tous nos vêtements. Tout le monde avait des fringues et moi, j’étais en culottes courtes : c’est un bouquin, c’est Hervé Bazin. Elle croyait taper sur les pieds de la table, mais c’était sur mes jambes : j’avais des cloques sur les mollets, voilà mon apprentissage musical. Je faisais des exercices de piano, la méthode Hanon, des trucs de mômes hyper chiants, avec une prof basque : ça me saoulait. J’étais malheureux, c’était horrible. Ma mère a insisté : « Apprends la musique, persiste : un jour, ça t’ouvrira des portes. » Elle ne croyait pas si bien dire.

C’est le truc des mômes. On ne connaissait personne. Pour rencontrer d’autres musiciens, on passait des annonces dans Jazz Hot

Et là, il y a un tonton de Bretagne, de Rennes, chauffeur de bus à la RATP dont le dépôt était à Clichy, un quartier populaire : il est venu et a joué du boogie woogie, vachement bien. Et là, révélation instantanée. Il m’a montré comment faire et ça, je l’ai appris tout de suite. C’est pour cela que je suis un bluesman, parce que le boogie woogie, c’est le blues. Le truc ultra « roots ». Après, il faisait quelques variations. Il était batteur dans des bals en Bretagne. Le premier groupe que j’ai constitué, c’est un trio, comme celui de Benny Goodman avec Teddy Wilson au piano et le batteur, je crois que c’était Jo Jones. À la clarinette, c’était Alain Tabar-Nouval que j’avais rencontré au lycée. Moi, je jouais du piano comme une patate, lui swinguait le plus possible et le tonton jouait New Orleans, beaucoup sur la caisse claire. Tout a commencé comme cela.

Notre idole, c’était Sidney Bechet, une immense star à l’époque, aussi connu qu’Edith Piaf ou Maurice Chevalier. Les fauteuils cassés à l’Olympia, c’est pas Bécaud le premier, c’est lui. Avec mon pote Tabar-Nouval, une famille d’Antillais, on a fait le même chemin. Il habitait le bloc d’à côté, dans l’avenue de Clichy, on était dans le même lycée. Lui était un peu plus âgé, et c’était parti ! Le « tonton d’Afrique », comme on l’appelait, fut vite dépassé : lui jouait pour s’amuser, nous, nous étions inoculés, il n’y avait que la musique qui comptait. C’est le truc des mômes. On ne connaissait personne. Pour rencontrer d’autres musiciens, on passait des annonces dans Jazz Hot : à l’époque, on ne lisait pas trop Jazz Mag qui nous paraissait trop pointu. On a alors constitué un groupe avec un vibraphoniste, un contrebassiste, un guitariste, un batteur et un trompettiste qui habitait deux rues plus loin que chez nous et qui était mauvais comme un cochon : un trompettiste classique raté qui faisait du cirque. On répétait dans ma chambre.

- Le guitariste, c’était Georges Locatelli ?

Oui, très vite. Il était toujours en activité, il jouait régulièrement à Paris, dans des clubs moins en vue que le Duc des Lombards. Il jouait bien, il avait un style magnifique. Quand j’ai rencontré Georges Locatelli, j’étais toujours au lycée. Je venais de faire du sport, je le voyais passer avec une guitare. Tout ce qui était musicien, je sautais dessus. Lui avait quatre ou cinq ans de plus : il était en terminale. Je l’ai rattrapé et je lui ai dit : « Tu es au lycée, tu joues de la guitare, du jazz ? Cela te plairait de jouer avec nous ? » Comme archi-amateurs, on jouait dans les surboums.

On n’a pas décidé de « devenir » des musiciens de jazz, on « était » des musiciens de jazz, on ne s’est jamais posé la question.

À l’époque, dans les surprises-parties, on passait des disques, mais il y avait aussi des gars qui jouaient. Le bassiste qui jouait avec nous sur une contrebasse toute blanche en contreplaqué, faisait cela pour déconner, il espérait gagner un peu de thunes. André Fardin, le vibraphoniste, qui était plus âgé que nous, jouait très bien, genre Milt Jackson. Il jouait aussi de la guitare, il avait de beaux instruments mais il avait peur de jouer sur scène et avec des musiciens professionnels. Nous, nous étions de petits amateurs, mais tellement passionnés : on ne faisait pas les zigomars, on était super sérieux. On ne faisait pas ça pour draguer les filles, il n’y avait que la musique qui comptait. On n’a pas décidé de « devenir » des musiciens de jazz, on « était » des musiciens de jazz, on ne s’est jamais posé la question.

André Fardin, qui s’y connaissait en harmonie, avait relevé des morceaux à l’oreille, il n’y avait pas de partition. Après, quand on a été suffisamment âgés pour aller trouver les musiciens à la sortie des clubs, on coinçait des gens comme Georges Arvanitas qui connaissait mille et un standards et on lui disait : « Bonjour, Monsieur Arvanitas, on a relevé « Round About Midnight », est-ce que c’est correct ? » Il nous répondait : « Non, là, tu vois, ce n’est pas exact. » Et il nous corrigeait. C’est d’abord d’oreille, d’instinct, qu’on trouvait la musique et maintenant encore, c’est pareil. L’instant, l’oralité : l’oreille. Après, il fallait solidifier tout cela.

Il ne connaissait qu’un blues à la ligne de basse, il l’a joué quatre ou cinq fois et j’étais conquis : une révélation comme le boogie. Terminé le piano, j’étais libéré.

Un jour, André est arrivé à la répétition en l’avance. Le jeudi soir, c’était notre Graal, notre plus beau jour de la semaine : on préparait la surboum du weekend. Il s’est mis à la contrebasse et m’a dit : « Joue un blues en si bémol. » Je m’en souviendrai toute ma vie. Il a pris la contrebasse et comme il connaissait la guitare, il a joué un vrai blues : je n’avais jamais entendu jouer de la contrebasse comme cela. Le mec qui jouait avec nous faisait n’importe quoi, il n’y avait pas d’ampli à l’époque. On disait seulement : « Ouvert – fermé ». André, lui, jouait « Blue Monk » ou un truc comme ça, la vraie ligne de basse à la Ray Brown, parfaite. Il ne connaissait qu’un blues à la ligne de basse, il l’a joué quatre ou cinq fois et j’étais conquis : une révélation comme le boogie. Terminé le piano, j’étais libéré. Au piano, je n’arrivais pas à m’exprimer, je ne le sentais pas : j’étais frustré.

Je suis passé de la musique de Bechet, du New Orleans à Thelonious Monk, direct. J’ai tout de suite été tenté par les dissonances de Monk, ça me fascinait et, en plus, ça me donnait le peu de liberté que j’avais ressenti auparavant : un jeu très rythmique, avec des dissonances, sans ces accords avec douze notes. Le premier disque que j’ai acheté de ma vie, c’est un disque de Monk en solo. Après, avec Tabar-Nouval qui jouait aussi de la guitare, j’ai pris la basse et ça me fascinait. Je peux exprimer le rythme que je ressens. C’est drôle, je ne me suis pas dirigé vers la batterie alors que si c’était à refaire, je jouerais peut-être de la batterie.

Tabar-Nouval m’a dit : « Sur cette corde-là, c’est do. » On a collé un petit morceau de papier. « En face, c’est fa, puis si bémol. Tu fais comme cela, tu écartes la main, tu serres et ça fait un ton, entre l’index et l’auriculaire, ça fait un ton. Puis, entre les deux et le majeur, ça fait un demi-ton ». Entre-temps, quand j’étais à l’armée, je me suis débrouillé pour tomber dans une musique militaire où je savais que je pourrais étudier au Conservatoire de Versailles, avec un immense professeur qui s’appelait Jacques Cazauran. Il recevait les contrebassistes de jazz parce qu’il avait un grand respect pour la musique de jazz et j’ai étudié quatre à cinq mois avec lui. Mais, c’est avec Alain Tabar-Nouval que j’avais débuté la contrebasse.

À l’époque, c’était interdit aux moins de 18 ans mais comme je suis très grand, je me débrouillais pour entrer, déjà à seize ans et demi.

- La première fois que je vous ai entendu, c’était avec lui, au festival de Comblain-la-Tour, en 1965, je crois…

Oui, on jouait une sorte de free jazz, avec Georges Locatelli à la guitare. On passait juste avant Stan Getz qui, à l’époque, jouait avec Gary Burton, Steve Swallow et Roy Haynes. Quand on est sorti de scène, Swallow a félicité Alain en lui disant qu’il lui faisait penser à Eric Dolphy. Alain était aux anges.

- Et après ?

Après j’ai joué avec Phil Woods et son European Rhythm Machine : Georges Gruntz, puis Gordon Beck au piano et Daniel Humair à la batterie.

- Vous avez beaucoup fréquenté les clubs à Paris ?

Énormément, le plus possible.

- Vous y avez notamment rencontré René Thomas ?

Oui, vous me branchez sur un truc très émouvant. Le premier remplacement qui a fait de moi un musicien professionnel, c’est avec René Thomas. À force d’être bassiste amateur, la seule manière d’approcher le milieu, c’était d’aller dans les clubs. À l’époque, c’était interdit aux moins de 18 ans mais comme je suis très grand, je me débrouillais pour entrer, déjà à seize ans et demi. J’avais juste trois poils au menton mais j’étais grand et je faisais plus vieux que mon âge. J’ai vu plein de musiciens et plein de contrebassistes, avec les yeux grands ouverts pour trouver le son.

J’ai donc imité Michel Gaudry qui avait un très beau son ; c’était la position de sa main qui me plaisait, il était très élégant et ça sonnait bien. Moi, j’étais le môme, j’avais juste remporté le prix du soliste à la contrebasse au concours du Salon de l’Enfant à 17 ans et demi. J’étais très énergique et hyper engagé physiquement. J’étais costaud et j’avais le tempo.

J’étais terrorisé. Le premier trio, c’était avec Bud Powell : j’étais défait. Je ne connaissais rien

Un soir, en fin d’après-midi, je suis allé au concert de Sonny Rollins à l’Olympia, où il y avait des concerts de jazz à 18 heures et à minuit. Entre-temps, il y avait des variétés. Je suis arrivé à me faufiler dans les coulisses. Sonny Rollins, avec Don Cherry, Bob Cranshaw et Billy Higgins : Our Man In Paris. C’est un point clé pour moi. Le Blue Note, ça commençait à 22 heures, c’était le club ultra prestigieux d’Europe, avec le Ronny Scott à Londres, le Golden Circle à Bruxelles. Je n’y étais allé que deux ou trois fois, c’était trop cher pour moi. Il y avait deux orchestres en alternance, à 22 heures et à 4 heures du matin. J’ai croisé Bibi Rovère qui était la star à l’époque, avec Pierre Michelot, alors avec Jacques Loussier dans le projet Play Bach. À ce moment, les contrebassistes vedettes, c’étaient Luigi Trussardi, Michelot, Gaudry et Rovère.

Bibi avait l’affaire au Blue Note : il faisait partie de la section rythmique maison pour des mois, mais il avait des gigs par ailleurs, il se faisait assez souvent remplacer. Là, il n’avait dû trouver personne et il m’a demandé si je pouvais le remplacer. Je me suis entendu dire oui, sans vraiment réaliser et j’y suis allé. J’ai mis mon seul costume bleu marine, ma chemise blanche, ma cravate et j’y suis allé avec ma contrebasse. Et là, le patron du Blue Note, un affreux bonhomme ultra désagréable m’a dit : « Tu laisses là ta contrebasse, tu prends celle de Bibi qui est sur le stage ». Moi, j’ai refusé : je voulais jouer avec ma contrebasse, et c’est là que j’ai découvert que je faisais deux trios avec Charles Bellonzi : un avec René Thomas, l’autre avec Bud Powell.

J’avais déjà vu René, je savais qu’il parlait français, je savais l’immense musicien qu’il était, parce que je connais la valeur des musiciens, leur histoire : c’était déjà une légende à 32 ans comme les Daniel Humair, Bobby Jaspar, Benoît Quersin, René Urtreger, Pierre Michelot. J’étais terrorisé. Le premier trio, c’était avec Bud Powell : j’étais défait. Je ne connaissais rien : ces gens-là avaient un répertoire immense, ils montaient sur scène sans rien annoncer du tout : ils ne donnaient ni le titre des morceaux, ni le tempo qu’il fallait adopter. Tout le monde était supposé connaître. Là, René a été tellement gentil, il m’a sauvé la soirée. Quand on ne jouait pas, il prenait sa guitare, on se mettait dans un coin où on rangeait les vêtements et, avec son inimitable accent liégeois, il me demandait ce que je connaissais comme standards : « Est-ce que tu connais « Softly As In A Morning Sunrise » ? Et tu connais « Lover Man » ? ». Il a passé en revue le peu de morceaux que je connaissais alors. Je sais que le premier morceau qu’on a joué avec Bud Powell, c’était un blues en fa et, après, c’est le trou noir. S’il n’y avait pas eu René et Charles Bellonzi aussi, j’étais perdu. Mais surtout René qui m’a vraiment pris la main.

- Il aimait jouer avec de jeunes musiciens, il a souvent joué, notamment à Comblain, avec Jacques Thollot à la batterie…

Oui, René Thomas, c’était quelqu’un qui aimait les musiciens, la vie, un peu trop parfois. Il n’a pas assez enregistré par rapport à d’autres musiciens. C’était quelqu’un qui vivait comme beaucoup de musiciens à cette époque-là, au jour le jour, j’ai connu la fin de cette époque-là. Et puis, René, il était un peu dans son monde, il était parfois éloigné de la réalité. Il était dans son univers, il était drôle, charmant, je l’ai adoré. Et j’ai rejoué avec lui après.

Attendez, ce n’est pas fini avec René, vous êtes en train de remuer des souvenirs lointains !

Un autre club s’est ouvert à Paris quelques années après. Là, je suis Henri Texier, les musiciens savent qui je suis, j’ai à peine 22 ans, je deviens remplaçant attitré de Michel Gaudry au Blue Note. À l’époque, Michel était avec Gainsbourg, je jouais deux à trois fois par semaine à sa place, parce que Gainsbourg avait plein de galas : il se faisait accompagner par Michel Gaudry et Elek Bacsik, le genre de rythmique terrible.

Quand Dexter Gordon jouait à Paris : c’était moi qui jouais de la basse électrique

Michel m’a appelé chez le mec du bistrot d’en face, parce que je n’avais pas le téléphone : « Qu’est-ce que tu fais ce soir ? » Et, une demi-heure après, j’étais au Blue Note. Pour lui, c’était le confort et, pour moi, c’était merveilleux : le rêve absolu. Cela s’est su et tout à coup, j’ai fait partie de deux ou trois formations, non pas en tant que remplaçant, mais comme contrebassiste titulaire.

La plus importante, c’est quand Dexter Gordon jouait à Paris : c’était moi qui jouais de la basse électrique, avec Art Taylor à la batterie et un pianiste qui est devenu un immense compositeur de musiques de film, Jean-Claude Petit. Un pianiste génial à l’époque, hyper doué, à l’oreille parfaite. Et puis, il y avait un groupe avec René Thomas et Jacques Pelzer et ça durait deux mois. J’ai dû aussi jouer au moins deux fois avec René dans un club qui s’appelait Jazzland, le club où Ornette Coleman et Sonny Rollins ont joué pendant un mois : ils ont fait l’ouverture du club avec Johnny Griffin, Eddy Louiss au piano, Art Taylor à la batterie et Alby Cullaz à la basse. Mais, sept mois après, le club s’est arrêté. C’était un club énorme, il avait quasiment supplanté le Blue Note.

Là, j’ai joué avec Edgar Bateman, un batteur incroyable que René Thomas et Jacques Pelzer vénéraient ; il a été le professeur de Bob Moses. C’était un noir américain, bossu et qui avait un drumming extrêmement original. J’ai fait deux mois avec René et Jacques : c’étaient de drôles de zigomars et moi, j’étais là au milieu, le « gaminou ». Cette époque-là, je l’ai vécue, j’avais l’impression de léviter : j’étais à 50 centimètres du sol. Tous ces mecs-là, je sais bien qu’ils avaient parfois de drôles de caractère, des lubies bizarres, et c’est un euphémisme. Mais, moi, j’en garde un souvenir merveilleux. Ils étaient gentils, attentionnés, ils m’aidaient. Ils ne me disaient pas : « Fais ceci, fais cela ».

Ce qui était fabuleux avec ces musiciens, et c’est ce que j’essaie de transmettre maintenant, c’est qu’ils ne faisaient pas de différence entre nous. Je ne savais rien.

Jacques, je l’ai retrouvé à une autre occasion : George Gruntz dirigeait une sorte d’All Stars européen, il y avait Jacques et le Polonais Zbigniew Namysłowski au saxophone, d’autres musiciens et moi à la contrebasse. Avec Jacques, on faisait une promenade en barque ; je tenais les rames et, à un moment, j’ai fait un faux mouvement, j’ai éclaboussé le veston de Jacques. Avec son accent liégeois inimitable, il m’a dit : « Eh, fais attention, j’ai mes produits, là. » Je me souviens d’une autre anecdote : je jouais au Jazzland avec Dexter Gordon qui était adorable aussi. Je connaissais peu de standards. Jean-Claude Petit relevait les morceaux à la radio, il écrivait la musique, les accords. Il avait tous les Prix de Conservatoire, d’harmonie, de contrepoint, de dictée musicale. Moi, j’avais un « book » et, tout à coup, Dexter, qui voulait jouer une ballade, se tourne vers moi : « What do you want to play ? » Euh, « I Can’t Get Started » ? » Et on a joué… « Lover Man ». Tout cela, ce sont des souvenirs merveilleux.