Chronique

Henri Texier

Concert anniversaire 30 ans à la Maison de la Culture d’Amiens

Henri Texier (b, comp, dir), Michel Portal (cl, clb, ss, band), Thomas de Pourquery (as), Manu Codjia (g), Bojan Z (p, Rhodes), Edward Perraud (dms).

Label / Distribution : Label Bleu

Attention, dream team ! Ce concert enregistré le 3 mars 2016 au Théâtre de la Maison de la Culture était le point d’orgue d’un anniversaire pas comme les autres : celui de Label Bleu, dont la figure de proue n’est autre qu’Henri Texier. Le contrebassiste y a enregistré en effet tous ses disques depuis les années 80 (à compter de La Compañera en 1983), en tant que leader, comme au sein du trio Humair-Jeanneau-Texier ou avec ses partenaires Aldo Romano et Louis Sclavis pour un périple africain. Aussi, il était évident qu’on ne pouvait trouver meilleur maître de cérémonie pour fêter l’événement.

C’est donc à ce grand monsieur qu’a naturellement été confiée la direction artistique d’un rendez-vous qui s’est avéré haut en couleurs, ainsi qu’en témoigne ce disque plein à ras bord d’une musique qui dit toute la force vitale de celui qu’on ne présente plus. Henri Texier a marqué de son empreinte les cinquante dernières années et continue, aujourd’hui encore, à s’entourer des meilleurs, puisant dans la jeune génération pour mieux transmettre sa révolte imprégnée de blues. Comme il aime le rappeler, il est d’abord un bluesman. Et un musicien charismatique.

On veut bien croire qu’il n’a pas été très facile pour lui de composer un répertoire qui puisse parcourir les décennies passées et refléter l’étendue de ses inspirations. Sont au programme de ce disque (qui n’est qu’un extrait du concert) « Noises », du temps de Paris-Batignolles en 1986 ; deux emprunts à Colonel Skopje (1988) : « Colonel Skopje » et « Desaparecido » ; une incursion au temps de An Indian’s Week (1993) avec « Don’t Buy Ivory Anymore » ; une évocation de la collaboration avec Claude Barthélémy à l’occasion de l’album Strings Spirit (2002) : « Barth’s Groove » ; un rappel des aspirations cinématographiques du contrebassiste qui a choisi « Y a des vautours au Cambodge ? », extrait de la bande-son du film de Bertrand Tavernier Holy Lola (2004) ; sans oublier « Mucho Calor », un témoignage brûlant en provenance de Canto Negro (2011). Pas facile en effet de choisir dans ces trésors accumulés en 30 ans…

On pouvait aussi compter sur Henri Texier pour s’entourer d’une équipe de haut vol et c’est bien le cas. Il y a les « anciens » tout d’abord. Michel Portal d’abord, flamboyant comme un jeune homme à la clarinette (« Colonel Skopje ») comme au saxophone soprano (« Don’t Buy Ivory Anymore », « Desaparecido ») ou au bandonéon (« Y a des vautours au Cambodge ? »). À plus de 80 ans, la vitalité du Basque ne cesse d’étonner. Manu Codjia ensuite, compagnon de route du temps du Strada Sextet ou Quartet, guitariste dont l’électricité sature l’air ambiant (« Mucho Calor ») ou fait éclater la délicatesse de son jeu (« Don’t Buy Ivory Anymore ») et la variété de ses timbres (« Y a des vautours au Cambodge ? ») ; Bojan Z, autre équipier mais des années 90 cette fois, pianiste plus étincelant que jamais dont la présence irradie tout le groupe (« Barth’s Groove ») et suscite l’émotion (« Don’t Buy Ivory Anymore »). Et puis deux « petits nouveaux » qui entrent avec l’aplomb qu’on leur connaît dans le cercle Texier : le bouillonnant Thomas de Pourquery, dont la fougue éclate au grand jour (« Barth’s Groove », « Y a des vautours au Cambodge ? » ou « Colonel Skopje » à la façon d’une bataille malicieuse avec Portal) ; Edward Perraud enfin, dont l’appétit de couleurs prend tout son sens au sein d’un sextet éphémère mais ô combien porté par l’enthousiasme. Ce batteur inventeur est à son meilleur dans un « Desaparecido » ébouriffant qui monte à la façon d’une vague venant submerger chacun des protagonistes d’un plaisir partagé. Un grand moment de musique. Qui ne pourra trouver de résolution que dans la joie, celle de « Noises » joué en rappel.

Comme on l’a compris, ce concert anniversaire n’explore aucun nouveau répertoire. Il n’est donc pas un objet de surprise, mais le vecteur d’une profonde jubilation de bout en bout. Ces six-là disent le jazz comme d’autres déclament des poèmes : avec passion et une immense générosité. Et c’est un plaisir de deviner, en l’absence d’images, la gestuelle habitée d’Henri Texier, gardien du groove et toujours prêt à chanter sa musique en même temps qu’il la joue. Voilà un disque qui vient s’ajouter à la belle collection constituée sur ce Label Bleu, et qui n’est rien d’autre que le grand œuvre d’un musicien qu’on n’a pas fini d’admirer.