Chronique

Henri Texier

À cordes et à cris

Entretiens avec Franck Médioni

Label / Distribution : Continuité du Torrent

C’est une longue interview (ou sans doute une série d’interviews) qu’Henri Texier a accordée à Franck Médioni pour raconter sa vie et ses passions. Des mémoires, en quelque sorte, dits par un musicien désormais entré dans la légende du jazz européen et qui se sera pleinement consacré (disons, depuis son adolescence) à une musique qui vibre en lui d’une corde qui n’est pas seulement celle de sa contrebasse, mais d’un blues latent dont il se réclame. À cordes et à cris était jusqu’à présent le titre du troisième disque d’Henri Texier sous son nom en 1979 ; c’est aujourd’hui un recueil de confidences passionnées, publiées aux éditions Continuité du Torrent et qui ont à peine fait l’objet d’une réécriture : ceux qui connaissent bien Henri Texier l’entendront parler en même temps qu’ils liront le livre. Une fidélité à la parole pour faire du bouquin une manière d’autobiographie à voix nue, sans filtre.

C’est qu’il s’en sera passé, des choses, pour cet autodidacte né aux Batignolles et d’origine bretonne. Une enfance pas si simple dans une famille qui tirait le diable par la queue (« Souvent le 25 du mois il n’y avait plus rien à manger. On bouffait de la panade, une soupe au pain et au dessert… du pain perdu »). Des conditions de vie plutôt rudes pour ce grand costaud qui, dès son adolescence, allait faire l’apprentissage de la « musique de jazz » et de la contrebasse en autodidacte. Commence alors un parcours hors normes, l’expérience de la scène et son saut dans le vide, très vite aux côtés de grands noms : Dexter Gordon, Bud Powell, Donald Byrd, Lee Konitz, Art Taylor, Daniel Humair, dans les clubs historiques de Paris comme le Blue Note ou le Chat qui Pêche… Nous étions alors en ces temps où Henri Texier voulait être un musicien de jazz noir. Jusqu’au jour, à la fin des années 60, où il sentira le besoin de faire entendre sa musique, son propre chant et d’autres influences, indiennes ou celtes par exemple. C’est l’histoire brève du groupe Total Issue (avec Aldo Romano et Georges Locatelli) qui débouchera sur une parenthèse plutôt amère du côté de la variété française. Avant ce qu’on pourra définir comme une sorte de renaissance, d’abord par un premier album solo (Amir en 1976) et une succession d’expériences toutes liées les unes aux autres qui conduiront Henri Texier, au fil des ans, au statut de « meneur » de sa propre identité musicale. On sait aujourd’hui quelle place majeure il occupe au cœur de la scène jazz française et européenne.

Construit en courts chapitres thématiques (musiciens clés, lieux, partenaires essentiels…), À cordes et à cris se lit d’une traite avant qu’on y revienne. À défaut d’être un objet littéraire – ce qu’on ne lui demande pas, après tout – voilà un livre d’histoire(s) à l’état brut qu’on savoure d’autant plus qu’elles sont racontées avec fièvre par l’une des figures les plus essentielles, mais aussi les plus conscientes, de notre époque. Henri Texier est et reste un révolté, porteur d’un cri qui traverse sa musique (et sa vie) de part en part. Cerises sur ce gâteau, une préface signée Francis Marmande et une postface de Joe Lovano (qui aura participé à l’aventure Texier au temps de Paris Batignolles (1986), Izlaz (1988) et Colonel Skopje (1989).

Les petites réserves qu’on pourra émettre sur le livre tiennent avant tout à sa forme : il traîne çà et là quelques coquilles et les marges intérieures trop étroites ne facilitent pas la lecture. On aurait aimé un sommaire plus détaillé et des illustrations. La discographie sélective est de son côté un plus indéniable, même si des références importantes en sont absentes : ainsi Liberi Sumus (2014), un live improvisé au Triton en trio avec Aldo Romano et Vincent Lê Quang, Inner Village (2015) du guitariste Gérard Marais ou encore Three Roads Home (2018) où le duo Daniel Erdmann / Christophe Marguet s’était entouré d’Henri Texier et Claude Tchamitchian. Mais c’est là sans doute faire la fine bouche. Car de deux choses l’une : soit vous connaissez votre Texier sur le bout des doigts et cette « autobiographie parlée » vous ravira parce que vous aurez plaisir à retrouver une fois encore ce grand monsieur ; soit vous en savez beaucoup moins sur lui et ces quelque 190 pages vous raconteront sa vie hors des sentiers battus et ce faisant un formidable pan de l’histoire du jazz vivant. D’une certaine manière, À cordes et à cris se niche quelque part entre essentiel et indispensable pour tous les amoureux du jazz.