Entretien

Ibrahim Maalouf

Après la trilogie « Diaspora », « Diachronism » et « Diagnostic » qui a engendré son succès public, Ibrahim Maalouf, trompettiste franco-libanais, rend hommage à Miles Davis et à son « Ascenseur pour l’échafaud ». La question qui brûle les lèvres est alors : Ibrahim Maalouf joue-t-il du jazz ? Le sujet divise, et le musicien botte en touche…

Je pense que parmi les gens qui écoutent ma musique, peu viennent du jazz. Pourtant, cet album-ci l’est plus, et c’est volontaire, car j’avais envie d’un son jazz pour Ascenseur pour l’échafaud, pour plein de raisons ; mais les autres albums ne sont pas « jazz », et le prochain ne le sera pas non plus.

- Jazz par la forme, mais pas tellement dans l’écriture de la musique : imaginons ça joué par des instruments arabes…

Par toutes sortes d’instruments, oui, pas nécessairement arabes. A part le jeu du saxophoniste et quelques accords jazz, je ne vois pas trop le lien… Ce ne sont pas des choses qui me passent par la tête, c’est parce que vous me posez la question, mais en fait chacun d’entre nous dans le quintet a essayé d’être respectueux d’une écriture qui a été celle de Miles pour Ascenseur pour l’Echafaud et d’une certaine époque, et dans le jeu, mais à la fois chacun apporte une couleur très personnelle et moi la mienne à la trompette, c’est évidemment la couleur orientale. L’environnement jazz de l’album est plus le prétexte, le contenu est ailleurs.

- Le jazz a toujours été une musique de métissage…

Je suis entièrement d’accord, c’est pour ça que je pense que les « fondamentalistes » du jazz se trompent. Il y a beaucoup de gens dans le milieu du jazz qui vont dire, pas que pour moi d’ailleurs, que ce n’est pas du jazz. Moi je ne dis pas « c’est pas du jazz », je dis que je ne sais pas. Quand Charlie Parker est arrivé, même lui disait que ce n’était pas du jazz ; beaucoup disaient la même chose, alors que quelques décennies plus tard, on se rend à l’évidence : c’est du jazz ! Donc on ne sait pas comment les choses vont évoluer, ce qui est sûr, c’est que ceux qui rejettent le métissage se trompent ; celui qui le refuse mettra vite le jazz au placard des musiques classiques américaines ou des musiques anciennes ; il faut que ça continue d’évoluer…

Ibrahim Maalouf, photo Michel Laborde

- Certains disent : pour moi, Miles et le jazz ça s’arrête à Ascenseur pour l’Echafaud, justement…

Il y a quand même Kind of Blue après, et d’autres belles choses ; mais je pense que Miles Davis était en avance sur son temps, surtout par la suite ; il aimait la vie, mais quand il s’est rendu compte qu’il avait fait le tour de la trompette, il a essayé d’évoluer dans une direction qui représentait la modernité, le renouveau, comme il a toujours su le faire… Mais je vais vous dire franchement une chose : ce sont des questions que je ne me pose jamais… Si on se regarde en train de faire des choses, on n’arrive à rien, il faut faire ce qui vous passe par la tête ; ce que j’aime, c’est que ma musique plaise, que les gens viennent au concert, achètent les disques – parce que j’ai besoin de vivre ! - , que les gens adhèrent à mes messages musicaux si il y en a, que la musique leur fasse du bien. Le reste m’est égal…

- Cet album est plutôt une parenthèse dans votre parcours.

Un peu, en effet. Mais ma vie est faite de parenthèses, depuis le début : mon premier album était une musique de film, je voulais que les réalisateurs l’écoutent et me demandent de poser une musique sur leur film, mais personne ne m’a rien demandé ; du coup j’étais poussé par mes amis, qui me disaient : « Tu dois sortir un album ! » Alors, j’ai fondé mon propre label parce que personne ne voulait de mon disque. Le deuxième, c’était une expérience, je ne savais même pas où j’allais, ça a d’ailleurs donné un double car j’ignorais ce que ça allait donner. Le troisième, Diagnostic, est le moins « parenthèse » de tous, je le sentais venir depuis plusieurs années et je savais que ce serait la conclusion d’un travail de longue durée ; Wind est une parenthèse, le prochain aussi…

- N’empêche que c’est un peu l’occasion qui a fait le larron…

Exactement, c’est la première fois que je fais une musique de film qu’on m’a demandée, et j’ai toujours voulu faire ça… J’en ai tellement parlé pendant dix ans que maintenant, on me le demande !

- En plus, ici vous avez pu choisir le film. Pourquoi celui-ci en particulier ?

On m’en a proposé plusieurs. La Cinémathèque française souhaite ressortir des films d’un catalogue dont elle détient les droits, « Albatros », une des toutes premières firmes de cinéma à l’époque détenue par des Russes et revendues aux Français. J’ai choisi La proie du vent de René Clair parce que beaucoup de choses me plaisaient ; la notion de voyage, d’abord : il s’agit d’un homme qui part d’un pays pour arriver dans un autre, et vit une histoire d’amour. Donc il y a aussi l’amour, une sorte de schizophrénie amoureuse, un dédoublement de personnalité qui me fascine. C’est un aviateur, il est donc « dans le vent », avec la notion de solitude, de souffle… Il y aussi le fait qu’il atterrit dans un pays qui s’appelle la Libanie, je trouvais ça drôle en 1927 puisque le Liban n’existait pas vraiment encore… Plein de choses suscitaient plein d’émotions différentes, le suspens, l’excitation, le doute, le mystère, tous des sentiments qui sont devenus des titres de l’album. C’était une belle occasion, mais ce film n’est pas un chef-d’œuvre, ce n’est pas le meilleur de René Clair ; je l’ai pris comme un exercice de style…

- En quoi a consisté cet exercice de style ? Vous avez travaillé sur des références comme le film de Louis Malle, vous avez improvisé, comme Miles ?

Non. En fait ce que je suspecte, c’est qu’on a parlé à Miles du film, de l’histoire et qu’il a dû griffonner quelques accords et qu’il a donné ça à ses musiciens. Sur quoi ils ont joué, ça a super bien donné et ils ont gardé le tout… On n’a pas travaillé dans la même configuration. Je ne suis pas Miles d’abord, je n’ai pas son génie, on est dans une autre époque… Avant lui personne n’avait fait ce qu’il a fait… Moi, en toute modestie, j’ai voulu faire un Ascenseur pour l’échafaud d’aujourd’hui, à ma manière, avec un instrument très différent, avec mes origines à moi, la musique arabe, le métissage, la présence de la musique orientale dans beaucoup de choses qui se font aujourd’hui. Je n’avais pas l’intention de fonctionner comme lui, d’arriver en studio les doigts dans le nez… Les autres musiciens n’ont pas vu le film… Mais quand je l’ai regardé, j’ai composé en improvisant, j’avais mon téléphone et mon enregistreur, des mélodies me passaient par la tête, et après, je les enregistrais… C’est une improvisation préparée…Par contre, on l’a joué une fois - en deux heures, tout était enregistré. J’avais loué le studio pour trois jours, et tout le monde était bien préparé. On fait des tests : on joue une fois, rien à dire ; le deuxième pareil, puis le troisième, etc. J’ai alors vu l’heure : on avait commencé à 14h et fini à 15h30 ! J’ai un peu paniqué : je me suis dit que fait-on ? Il reste deux jours ! Et si ce n’était pas si bien que ça ? Alors, tout réenregistrer ? Sur le coup du stress, j’ai demandé qu’on refasse le dernier morceau, on l’a refait sept fois - « Doubts », pas « Mystery » - et je me suis dit qu’il y avait un problème… Mais finalement, on a gardé la première prise ! Tout était spontané, sans recherche d’effets spéciaux, une musique simple qui avait juste besoin de communiquer un maximum d’émotion en un minimum de notes. Tout le monde a fait ça du premier coup.

- Et pourquoi à New York ?

Parce que deux des musiciens ne pouvaient se déplacer, mais j’aurais aimé enregistrer à Paris comme Miles !

- Vous avez joué avec Dave Douglas qui, avec son groupe « Keystone », a aussi enregistré la musique d’un film muet, sauf qu’en plus du CD audio, le coffret contenait le film avec la bande-son… Vous n’avez pas pensé faire la même chose ?

Si, mais je n’ai pas les droits sur le film, c’est la Cinémathèque qui va s’en charger ; d’ailleurs, le film avec ma musique est déjà passé sur une chaîne française dédiée au cinéma. J’espère qu’ils vont éditer le dvd. J’ai même pensé leur demander d’acheter les droits pour le produire moi-même…

- Le graphisme du livret est une sorte de compensation qui fonctionne par strates, un peu comme le développement d’un film…

L’artiste qui a fait ce tableau considère que ce sont des tranches de vie, et moi aussi j’adore cette notion : des vies passent qui vont se transformer : le présent transforme l’histoire ; j’adore ces tableaux, ce n’est pas vraiment de la peinture, plutôt des matériaux qu’il travaille comme du métal, du soufre… Le tableau du livret est une commande, qui colle parfaitement au récit. Je tenais à la construction du tableau, au parallèle entre l’image et la musique ; et ça correspond bien à ma musique : je travaille aussi beaucoup par couches successives ; quand je pose une idée, j’attends, je reviens dessus, j’en rajoute une autre, je travaille longtemps, c’est très sensible dans Diachronism - un terme de géologie qu’on utilise dans l’étude des strates de la couche terrestre à travers le temps. J’ai aussi grandi en lisant un livre de mon oncle Amin Maalouf, Les identités meurtrières, où il décrit sa vision de l’identité : non pas une vision absolue, mais une superposition d’éléments qui nous représentent. Moi, par exemple, j’aime lire, bien manger, écouter de la musique, j’ai telles origines, j’ai appris telles langues… Quand on découpe une tranche de ma vie, on découvre tout ce qu’on est… Beaucoup de choses traversent ma musique en tangente dans cette notion de couches.

Ibrahim Maalouf, photo Marion Tisserand

- On peut imaginer un jour un album inspiré par la littérature de votre oncle ?

Oh oui, certainement, j’en rêverais ! Je serais ravi qu’on travaille ensemble ; il écrit des livrets d’opéra, j’adore… Etre inspiré par un livre déjà écrit ou par autre chose qu’on ferait ensemble… C’est en tout cas quelque part dans ma tête.

- D’autres formes artistiques tournent autour de votre travail.

Dans ma famille, on a toujours été très sensible à la liberté d’expression, notamment via le journalisme : mon grand-père a monté un journal au Liban à une époque où c’était assez tendu, et il était en même temps poète ; mon oncle est écrivain, il y a aussi des peintres, des musiciens, des danseurs… on est tous sensibles à la notion d’expression de soi, non pas parce qu’on est centré sur nous-mêmes mais parce qu’on aime l’idée de la libre expression… Dans un des livres d’Amin, Origines, j’ai appris que mes ancêtres ont monté les premières écoles de village au Liban… Et on est tous dans l’enseignement, aussi, car on est sensibles à la notion de transmission… C’est une passion, je crois.

- Revenons-en à votre trompette…

C‘est une trompette inventée au début des années 60 par mon père et qui permet de jouer de la musique arabe grâce à un quatrième piston ; ça ne s’était jamais fait, et pour la musique arabe, c’était une vraie révolution. Malheureusement - car c’est vraiment un drame pour mon père qui espérait que plein de gens jouent de son instrument - on a constaté que pas grand-monde s’y intéressait. Et comme je suis un peu l’héritier de cet instrument, j’essaie de jouer un maximum dessus et d’enseigner son jeu… Je me rends compte qu’il y a deux mondes qui se divisent radicalement : ceux qui sont très militants pour le mélange des genres et des gens, qui va dans le sens de l’évolution et du changement, et ceux qui en ont peur et qui, à l’inverse, sont dans la conservation ; moi, j’appartiens définitivement à la première catégorie, tout en ayant beaucoup de respect pour la tradition, mais je vois le futur autrement… J’ai l’impression que cette différence entre les deux mondes va au clash, et à mon modeste niveau, je m’en rends compte sur mon instrument : il y a ceux qui se passionnent pour cet instrument et me demandent de faire des choses avec eux, et ceux qui ont peur de ce genre d’instrument hybride - est-ce du jazz ou pas ? Est-ce de la musique arabe ou pas ? Alors qu’on s’en fout ! Qui est-ce que ça dérange que ce soit ceci ou cela ? Mon instrument est un enfant de deux cultures qui évolue dans son temps et qui n’a pas besoin d’être identifié à l’une ou l’autre. Beaucoup ont du mal avec ça…Peu se disent qu’on a l’opportunité de faire quelque chose avec cet instrument… Et c’est dur pour mon père, qui a accouché d’un instrument mort-né…

- Avec tout de même la fierté de voir son fils en jouer…

… mais ne fait pas ce qu’il aurait voulu - c’est un autre débat ; pour lui, je m’éloigne du sujet ; dans la tradition de ce qu’il aurait voulu, qu’il joue, il aurait été beaucoup plus fier de cet autre fils… J’ai aussi une frustration : j’ai l’impression que personne ne m’accompagne dans ma démarche ; je me fais casser par les gens de la musique arabe qui ne comprennent pas ce que je fais, et par le monde du jazz pour qui je ne fais pas du jazz – ce que je n’ai jamais prétendu, d’ailleurs ! Finalement, me suivent ceux qui ne viennent ni du jazz ni du monde arabe. On place mes disques, comme ceux d’Anouar Brahem d’ailleurs, dans les bacs jazz, mais ça crée débat…

- Et pourtant le jazz est une musique d’ouverture…

Parlez-en à Marsalis, pour qui le jazz s’arrête à la musique noire américaine, point barre !


Texte initialement paru dans le magazine Jazz@round