Chronique

Ivo Perelman & Pascal Marzan

Dust of Light - Ears Drawing Sounds

Ivo Perelman (ts), Pascal Marzan (g)

Label / Distribution : Setola di Maiale

Ivo Perelman nous propose trois albums, en rafale. Il ne s’embarrasse pas de détail, tant il a d’enregistrements à son actif : plus de 100.
Il s’agit pour lui de fêter ses trente années d’enregistrements. Et il le fait avec trois figures de la guitare improvisée d’aujourd’hui : Gordon Grdina (plus Hamin Honari) chez Not Two, Joe Morris (plus Matthew Shipp) chez Mahakala, et Pascal Marzan chez Setola di Maiale, donc sur trois labels différents.
Ce dernier album, ainsi qu’un autre encore, toujours avec des cordes, London String Project, sont à l’initiative de Jean-Michel Van Schouwburg.

Avec ces quatre enregistrements, les plus insatiables aficionados du Brésilien ont de quoi se satisfaire, au moins pour un temps.

Ivo Perelman est une référence très particulière du free et de l’improvisation aux États Unis. D’ailleurs, chez lui, cette distinction n’existe pas, d’autant qu’il parsème parfois ses discours de résonances d’une tradition jazz plus lointaine. C’est un transfrontalier, non seulement des esthétiques, mais aussi des timbres et des gammes. Son jeu propose des notes buissonnières, des glissandi, de courtes séquences où les vibratos dérapent un peu, où un certain lyrisme est distordu en un entre-deux incertain et instable. Il est vite reconnaissable.

Outre ses rencontres multiples avec Matthew Shipp, il aime à côtoyer des cordes, parmi les plus innovantes. C’est en particulier le cas pour la série des Strings, pour Strings and Voices Project, avec Arcado String trio, et avec cette rafale de sorties.

S’il est assez facilement identifiable, son jeu connaît des inflexions selon les rencontres, et l’humeur du moment. Il aime en particulier se frotter aux improvisateurs européens.

Avec Pascal Marzan, il est servi. Ce dernier est un musicien discret, affable et particulièrement innovant. Il a quitté la France pour Londres parce qu’ici, il n’y a pas assez d’opportunités de concerts et de rencontres, pas assez de public et de lieux pour l’improvisation libre.
Depuis quelques années, il a ouvert une voie consistant à jouer d’une guitare à 10 cordes accordée en tiers de tons, ce qui lui permet de jouer en sixièmes de tons (36 notes par octave) en combinant les frettes espacées en demi-tons. Cette gymnastique nouvelle lui permet de proposer des discours subtils, de parcourir des sentiers inhabituels, pour l’expression d’une sensibilité aiguisée. On l’avait signalé pour Vu, avec Alex Ward ; cet album avec Ivo Perelman en est une nouvelle illustration.
Douze pièces, chacune avec ses couleurs propres. Il est illusoire d’écrire sur chacune d’elles, quelques focales suffiront.
Par exemple, ces deux titres qui donnent leur nom à l’album. « Dust of Light-Dancing in Shadowed Forest » est un exemple de rappel de la tradition jazz… à la manière du duo. On y reconnaît quelques éclats de thèmes d’antan que certains plus cultivés identifieront, mais les notes dérapent, les lignes deviennent élastiques, et la guitare crépite de notes d’ailleurs. Une forme de suavité délicieusement pervertie. « Ears Drawing Sounds » est une virgule, comme propulsée par une guitare douce et volontaire, avec des grappes étranges, des arpèges surprenants qui savent faire vibrer nos cordes sensibles.

Les titres vous paraissent bien évocateurs ? C’est que ces improvisations libres se font à partir de quelques mots jetés là, comme « Bees and Squirrels in the Garden ». À vous de vous promener dans ce jardin, à l’affût. Rendez-vous au bas de cet article.

Les trois dernières pièces sont superlatives et propulsent cet album parmi les meilleurs. Dans « High Mountain Walk », le duo nous asphyxie par un dialogue serré, vibrionnant, qui zigzague dans une course folle. On ne sait vraiment qui impulse et qui suit tant les deux entrelacent leurs initiatives, leurs traits. « Reflections » projette le son du sax, les notes isolées et les grappes sur les cordes, ainsi que quelques traces d’un jazz d’hier, avec une retenue et une délicatesse partagées. Encore une fois, le dialogue est total. Enfin, avec « Mysterious Bells », l’album finit en feu d’artifice. Au lyrisme exacerbé d’Ivo Perelman, à ses courtes phrases interrogatives, à ses propulsions de notes, répondent une richesse d’interventions sur les cordes, des clochettes esquissées, évidemment en raison du titre, mais aussi des caresses, des semis et grillages de notes, des micro-percussions, des crépitements et des résonances, des vaguelettes douces-acides, des essaims de notes. On en reste subjugué. Un temps fort de cette rencontre.

On ne peut qu’être heureux de cette rencontre. Ce n’est pas la première fois que Pascal Marzan collabore avec Ivo Perelman, mais cette fois, ils ont tout l’espace pour eux. L’intensité de leurs échanges, leur vivacité, leurs intrications laissent pantois. Pour les oreilles ouvertes à l’improvisation libre, cet album est un must.

par Guy Sitruk // Publié le 13 décembre 2020
P.-S. :

Quelques chroniques à lire ou relire à propos d’Ivo Perelman et de ses cordes amies :
Strings 3 avec Ivo Perelman (as), Mat Maneri (cello), Nate Wooley (tp)
Strings 4 avec Ivo Perelman (as), Mat Maneri (cello), Nate Wooley (tp), Matthew Shipp (p)
Strings and Voices Project avec Ivo Perelman (ts), Jean-Michel Van Schouwburg (voc), Phil Minton (voc), Phil Wachsman (vln), Benedict Taylor (vla), Marcio Mattos (cello), David Leahy (b), Pascal Marzan (g)
Arcado String Trio / Deep Resonance avec Ivo Perelman (ts), Mark Feldman (vln), William H Roberts (cello), Mark Dresser (b)

La chronique de Vu avec Pascal Marzan et Alex Ward.

Enfin écoutons les abeilles et les écureuils promis :