Ivo Perelman, au sommet de son art
Le bouillonnant saxophoniste brésilien pourrait bientôt s’attaquer à l’Europe.
Ivo Perelman et Matthew Shipp @ Peter Gannushkin
Le Brésil n’est pas réputé porter un grand intérêt à la musique instrumentale. Aussi, à l’instar de plusieurs autres musiciens de jazz brésiliens, Ivo Perelman prend rapidement le chemin des États-Unis pour lancer une carrière marquée par des débuts chaotiques puis par une production discographique pléthorique.
Enfant, Ivo Perelman baigne dans un environnement musical. Sa mère, pianiste, l’encourage à se consacrer à la musique et enseigne à d’autres enfants l’amour du violoncelle, de Villa-Lobos ou de Chopin. À l’âge de six ans, il se met à la guitare classique et les prémisses de son destin sont dès lors décelables. « J’avais déjà envie d’improviser, dit-il. Avec la musique classique, vous avez un style et des règles à respecter. Le problème n’était pas la musique, mais moi qui prenais trop de libertés. » Adolescent, il passe à la guitare électrique car ses copains jouent du rock dans la veine de Deep Purple. Mais Perelman trouve le son trop abrasif et va commencer à enfiler les instruments comme on enfile les perles. « J’ai appris à jouer de la mandoline, du trombone, du piano et du violoncelle, entre autres, poursuit-il. Mais je ne me suis pris de passion pour aucun de ces instruments. Au final, je savais jouer d’une vingtaine d’instruments sans vraiment exceller dans aucun d’entre eux. » Il voit en revanche ses amis progresser bien plus vite que lui et se demande s’il est vraiment fait pour entamer une carrière musicale. Il décide d’ailleurs d’entreprendre des études d’architecture.
Cependant, cela ne signifie pas qu’Ivo Perelman délaisse complètement la musique. À l’écoute de Paul Horn, Eddie Daniels ou Johnny Dodds, il s’intéresse à la clarinette. « Cependant, quelque chose manquait, précise-t-il. Et je trouvais le son de cet instrument trop « rondelet » et étriqué. » C’est alors qu’il découvre enfin son instrument de prédilection. « Le saxophone ténor est comme une trompe d’éléphant ; il rugit, s’enflamme le saxophoniste. J’arrive à produire un son qui vient du plus profond de moi. »

- Ivo Perelman et son « éléphant » @ Peter Gannushkin
Le Brésilien sent alors l’appel des États-Unis. Il quitte son école d’architecture pour s’inscrire au fameux Berklee College of Music à Boston. Il n’y passe qu’un semestre. En 1986, il part tenter sa chance à Los Angeles où il étudie le be-bop avec le vibraphoniste Charlie Shoemake. « Je dois avoir été son plus grand fiasco car il fallait toujours que ce monstre qui réside en moi surgisse et que je parte dans mes délires, dit-il en s’esclaffant de rire. Je me souviens d’un engagement dans un restaurant chic de Sunset Boulevard lors d’un réveillon. Nous jouions « A Girl from Ipanema ». Après mon solo, on m’a dit de dégager. » Il se rend compte alors qu’il ne fera pas long feu dans la Cité des Anges. « Par contre, je savais que je trouverais des musiciens qui jouent comme moi à New York, affirme-t-il. Cela dit, mon nouveau problème était la concurrence – une sérieuse concurrence. »
Trouver sa voix se révèle également un chemin tortueux et accidenté. En 1989, son premier disque simplement intitulé Ivo est représentatif de sa démarche initiale où il se repose sur des thèmes traditionnels brésiliens. « J’aimais Villa-Lobos ou le choro qui est un peu l’équivalent brésilien de la musique romantique européenne, avoue-t-il. Il y avait aussi Roberto Carlos, le Julio Iglesias brésilien. Sa musique était du kitsch romantique, mais je le considère comme un génie parce qu’il est capable d’écrire des mélodies accrocheuses qui sont d’une telle simplicité qu’il est facile de passer à côté. » Sa méthodologie est d’avoir une mélodie de départ, une sorte de béquille, sur laquelle il peut s’appuyer pour développer ses idées.
Au milieu des années 90, Ivo Perelman fait une rencontre déterminante : il commence à travailler avec le pianiste Matthew Shipp qui deviendra son principal collaborateur. « Il est l’incarnation même du moment présent, explique le saxophoniste. Il fuit les zones de confort et n’est jamais satisfait. Selon moi, c’est un mariage parfait. En outre, au fil des ans, chacun de notre côté, nous avons évolué harmonieusement. » À partir de là, il s’investit dans l’improvisation totale et enregistre avec des musiciens qu’il ne connaît ni d’Ève ni d’Adam. « Je veux être surpris d’entrée et ne pas avoir à respecter des règles », déclare-t-il.
Le soufflant commence peu à peu à se faire remarquer pour son jeu effervescent et débridé. La presse le compare à Albert Ayler. « Le fait est que je n’ai pas aimé Ayler la première fois que je l’ai entendu, car je ne comprenais pas ce qu’il faisait, tient-il à préciser. On peut bien me comparer à n’importe qui. Cela ne me dérange pas car je sais mieux que quiconque qui je suis. » Cela ne l’empêche pas de prendre en compte l’avis des critiques s’il trouve l’argumentation convaincante. Enfin, il insiste sur le fait que depuis son premier album, sa musique a continuellement changé : contenu, vocabulaire, phrasé, texture, tonalité, méthodologie, anche, embouchure… « C’est peut-être mon assurance qui donne l’impression d’être abrasif, car quand je joue je suis en quête de lyrisme et je cherche à avoir un son de velours », dit-il.

- Matthew Shipp, Ivo Perelman, Mat Maneri et William Parker @ Anna Yatskevich
Sa production discographique prend de l’ampleur lorsqu’il rencontre Leo Feigin de Leo Records. « Je lui avais envoyé des bandes qui sont restées lettre morte, dit Perelman. Finalement, je l’ai rencontré à Londres autour de quelques verres de vodka russe, ce qui a marqué le point de départ de notre collaboration. » Ce n’est que plus récemment que d’autres labels se sont intéressés à lui tels que Fundacja Słuchaj !, Mahakala Music, Not Two Records, ESP-Disk’ ou Tao Forms qui vient de sortir Amageddon Flower – titre qui fait référence à l’état de notre pauvre monde – avec le Matthew Shipp String Trio qui inclut Mat Maneri à l’alto et William Parker à la contrebasse. « C’était un peu une boutade à la Matthew Shipp lorsque j’ai dit que cela serait mon dernier disque », avoue-t-il. Il estime néanmoins qu’il s’agit de son apogée et qu’il lui sera difficile de surpasser le niveau atteint avec cet enregistrement. Comment le contredire, tant les rapports entre les musiciens sont étonnants, en particulier l’axe Perelman-Maneri.
Un trait caractéristique de sa discographie est le faible nombre d’enregistrements en public. Ivo Perelman privilégie le studio et son côté intimiste. Cela explique également sa prédilection pour les duos et les trios. « Le rapport est plus direct et comparable à l’entretien que nous avons en ce moment », déclare-t-il. Et lorsqu’on lui suggère qu’il enregistre trop de disques – il en a plus de 130 au compteur –, il est rapide à se défendre. « J’ai une boussole morale : Ai-je changé ? Dois-je le faire ? Suis-je dans une situation différente ?, explique-t-il. Je joue de la musique pour rester en vie. La musique est ma subsistance. Est-ce qu’on va vous dire que vous avez pris trop de repas dans votre vie ? »
Nous sommes en vérité loin d’entrevoir la fin de sa production discographique. La sortie d’un enregistrement avec le trompettiste Nate Woolley, le contrebassiste Mark Helias et le batteur Tom Rainey est déjà annoncée et Perelman a encore des tonnes de bandes en stock. D’autre part, un nouveau développement risque de lui offrir d’autres opportunités. « Je viens d’obtenir un passeport européen qui me permettra de passer plus de temps là-bas pour jouer avec des musiciens du cru », nous informe le saxophoniste. On peut donc s’attendre à ce que la discographie du saxophoniste déjà bien fournie continue de s’étoffer en donnant des petits à The Ventriloquist qu’il avait enregistré avec Louis Sclavis, Ramón López, Paul Rogers et Christine Wodrascka et à Kindred Spirits, son duo avec le spécialiste de la clarinette basse, Rudi Mahall.

