JAZZ : n. m. (de l’anglo-amér. jazz-band)
Quelques dictionnaires et encyclopédies ouverts entre « jayet » et « je », au gré des pérégrinations estivales…
Eubie Blake disait : « je ne prononce jamais le mot Jazz devant une dame, c’est un mot très sale » [1] : rassurez-vous, le but de ce divertissement n’est pas de sombrer dans le stupre, mais seulement de passer en revue quelques définitions. Pas de panique non plus : loin d’être un article scientifique, exhaustif et universitaire, il s’agit d’un simple amusement, à lire comme on boit les petits rosés de l’été…
Même à l’ère des puces, le papier reste sacré ! Dans les bibliothèques, les greniers et les garages, on trouve des cartons remplis de vieux livres… Le jeu a donc porté sur une quarantaine d’ouvrages (dictionnaires, encyclopédies et certains livres spécialisés) et quelques sites de la toile.
Une étymologie douteuse
Pour Charles Mingus, l’étymologie de jazz ne semble pas faire de doute : « Cette expression pornographique ne concerne pas la musique » [2]. Serait-ce donc par pudeur que personne n’est d’accord sur l’origine du mot ? Las, en 2005, Merriam-Webster ne s’embarrasse plus, et le déclare d’« origine inconnue » [3]. Ce que notent également le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française [4] et le pourtant Nouveau dictionnaire étymologique du français [5]. En revanche, le Grand Robert de la Langue Française [6] va crûment dans le sens de Mingus : « On évoque souvent un sens dialectal (région de La Nouvelle-Orléans) obscène, to jazz : “coïter“ ».
Plus pudibond, le dictionnaire de l’Académie française [7] fait juste remarquer que le terme désignait d’abord une danse créée par les noirs américains vers 1909, mais que son origine demeure inconnue. Le Dictionnaire historique de la langue française [8] prend un peu plus de risques. Certes il commence par affirmer que « son étymologie reste obscure en dépit de nombreuses hypothèses : pour certains, ce serait un mot d’origine africaine ou une forme issue du nom de Jasbo Brown, musicien noir », mais il avance ensuite que « l’étymologie la plus sérieuse (attribuée à Lafcadio Hearn [9]) renvoie à un verbe argotique noir, en usage à La Nouvelle-Orléans vers 1870 - 1880, qui signifierait “exciter“ avec une connotation rythmique et érotique ».
Qu’en disent les spécialistes ? Tous aussi prudents, ils n’arrivent pas à se mettre d’accord…
- A World of Jazz © Ralf McCullan
Le Dictionnaire du jazz [10] note que « l’étymologie du mot est confuse », puis propose cinq origines possibles - reprises par l’Encyclopédie Encarta [11], presque mot pour mot :
a) Peter Tamony [12] : « gism » ou « jasm » qui signifie force, exaltation, sperme.
b) Déformation de « chasse beau » (une figure de cake-walk, danse à la mode à l’époque), devenu « Jasbo » et utilisé comme surnom pour des musiciens.
c) Merriam-Webster : dérivé du verbe français « jaser », qui vient du patois créole.
d) Dizzy Gillespie : jazz vient de « jasi », qui signifie dans un dialecte africain « vivre à toute allure, sous pression ». Wikipedia [13] propose en plus : le mot bantou « jaja » (danser, faire de la musique), le terme africain « jaiza » (son lointain des percussions), le vocable arabe « fazib » (pas réellement proche d’un point de vue phonétique, mais bon…) ou encore le mot hindu « jazha » (désir ardent)…
e) Tony Palmer [14] : jazz serait issu de l’argot cajun, les prostituées étant appelées « jazz-belles ».
À ces cinq hypothèses, Wikipedia [13] en ajoute deux :
f) « Garvin Bushell [15] avance dans son livre Jazz from the Beginning que le terme se rapporte au jasmin que l’industrie cosmétique française (bien implantée à La Nouvelle-Orléans) utilisait pour corser ses parfums. L’expression “jass it up”, passée dans le langage courant, désignait donc le fait de relever quelque chose jugé trop fade ».
g) « Les recherches de Gerald Cohen [16] indiquent que le mot apparaît pour la première fois sous la plume de E. T. « Scoop » Gleeson dans le San Francisco Bulletin en mars 1913. Il appartient alors au jargon du baseball et désigne l’énergie d’un joueur. Le mot aurait été employé pour qualifier la musique du groupe de Art Hickman qui jouait dans le camp d’entraînement des San Francisco Seals. »
C’est cette dernière hypothèse que Joachim-Ernst Berendt [17] défend : « C’est à San Francisco, au tournant du siècle, que l’on trouve la première trace écrite du mot « jazz », sous les formes « Jass », « Jasmo », « Jismo », dans les chroniques sportives d’un journal local. Il y désigne l’énergie, une force incroyable, la « grande forme ». Mais il est plus ancien. Dans le jargon noir, qui, certes n’était pas imprimé, « jass » était une obscénité […] Les chanteuses de blues disaient : « Give me your jazz ». Ou encore « I don’t want your jazz ». » Notons que le Quid [18] reprend également cette hypothèse sur un ton qui n’admet pas de contradiction : « Le mot est utilisé pour la première fois dans le San Francisco Bulletin le 6 mars 1913. Dans une chanson traditionnelle du sud (année 1880), sa signification est plus proche de celle d’aujourd’hui (musique, danse). » Mais le doute est permis quand on lit un peu plus haut, dans le même ouvrage : « première formation de jazz : fondée vers 1880 à La Nouvelle-Orléans par le trompettiste noir Bunny Bolden ». Et comme chacun sait, Bug Buddy, lui, jouait du cornet à ses heures perdues…
Lucien Malson et Christian Bellest [19] contestent discrètement l’origine pornographique du mot : « Si l’étymologie qui renvoie à la connotation graveleuse était exacte, on retrouverait immanquablement le terme dans les paroles du blues, qui n’ont jamais connu la censure ; or, le vocable « jazz » ne survient quasiment jamais dans le chant populaire noir profane. »
En bref, tout le monde l’aura compris, l’étymologie de jazz est une source inépuisable de débats. Histoire de ne pas être en reste, faisons deux propositions d’origine CitizenJazz contrôlée :
1. Jazz viendrait de « jaz », mot arrivé à La Nouvelle-Orléans vers 1867 avec un immigré pyrénéen. Lequel, métallurgiste de profession, et fort inculte en matière de musique, trouvait que la musique noire évoquait le bruit que font les tuyères lorsqu’elles laissent ce fameux creux dans le fond des creusets, qu’on appelle « jaz » [20] ;
2. Plus probablement encore, jazz nous vient de Suisse. Ce qui n’a rien d’étonnant, quand on sait tout ce qu’a fait Ernest Ansermet [21] pour la reconnaissance du jazz sur le Vieux Continent. Jazz serait ainsi un dérivé de « jass » (mot suisse allemand), qui n’est autre qu’un jeu de cartes proche de la belote [22], pratiqué par les immigrés suisses dans les bordels de Storyville, en écoutant les orchestres noirs.
Finalement le seul point qui fait l’unanimité, c’est que le mot est passé dans le langage commun à partir de 1917, grâce à l’Original Dixieland Jazz Band (initialement « jassband »).
Un nom commun français
Voyons à présent comment le mot « jazz » entre dans la langue française.
Les encyclopédies ne nous renseignent pas plus sur la question que les dictionnaires usuels ou les ouvrages spécialisés. Il faut donc consulter les dictionnaires historiques de la langue française pour en savoir plus. Une exception : le dictionnaire de l’Académie française [7] signale que tout commence en 1918 (le 25 août, par un été torride) avec « jezz », utilisé dans le Matin au sens de « danse caractéristique des noirs américains, au rythme rapide ». Mais ce n’est qu’à l’aube du 16 septembre 1921 que Cinémagazine utilise le terme pour désigner une « musique caractéristique des noirs américains ».
Le Grand Larousse de la langue française [22] partage aussi cette chronologie, et rajoute cette citation peu flatteuse de Dorgelès : « Ce jazz infernal et les miaulements du saxophone ». Il note également que « jazz-band » entre dans le Larousse en 1922. Tout cela est confirmé par le dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française [4]. Toujours chez Robert, le dictionnaire historique de la langue française [8] est évidemment en accord avec ses confrères, mais précise que « jezz » est devenu « jazz » en 1920 (même s’il désignait encore une danse). Force est de constater que l’introduction de jazz dans la langue française est plus claire que ne l’est son origine américaine.
Des définitions par milliers…
Après ces quelques considérations étymologiques, il est grand temps d’aborder les définitions du jazz.
Première remarque rassurante : jusqu’à 1904, aucun des dictionnaires consultés ne mentionne « jazz » ; ni le Nouveau dictionnaire Universel de Maurice Lachatre (davantage passionné, il est vrai, par Marx que par Nelson) [23], ni Claude Augé, qui dirige pourtant l’édition d’un nouveau Larousse illustré [20], mais en 1897… Quant aux « grammairiens », Litré [24] et Bescherelle [25], ils n’ont pas encore eu vent du jazz…
Avant d’entrer dans le vif du sujet, passons en revue quelques omissions plus ou moins surprenantes. On peut comprendre que le Dictionnaire des petits ours [26] ne parle pas de jazz, mais le Larousse des débutants [27], qui s’adresse aux 6/8 ans, aurait quand même pu faire un petit effort… En revanche, on pardonnera plus difficilement que, l’année où Miles Davis sort Agharta et Pangea, le Petit Dictionnaire Français [28] passe jazz sous silence, alors qu’il définit jazz-band. Mais, comme il décrit le jazz-band comme un « orchestre d’origine américaine, composé d’instruments hétéroclites », il est peut-être préférable qu’il n’ait pas défini « jazz »…
- Le Jazz pour les petits ours © Ralf McCullan
Les ouvrages qui n’ignorent pas le jazz sont unanimes : « jazz » est un nom, et même masculin (quand la distinction grammaticale existe, bien entendu !). Question phonétique, presque tout le monde s’accorde sur [d ?az]. Plus précis, le dictionnaire de la prononciation française [29] propose [d ?a:z]. En 1959, le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française [4] note (djaz’), ce qui fait l’objet d’une remarque pertinente du Dictionnaire historique de la langue française [8] : « Bien que d’un emploi très courant, le mot a maintenu en français la prononciation dj de l’initiale ». A noter également que Merriam-Webster [30] préfère « ‘jaz ». Décidément, les français ne prononceront jamais correctement l’anglais…
D’ailleurs, puisqu’on parle d’anglais, les Robert parlent de mot « anglo-américain » depuis 1959 (à l’exception près du Robert Junior illustré [31] pour qui « ce mot vient de l’anglais »). Si dans les années 1970, les Larousse évoquaient également l’anglo-américain, ils ont changé de fusil d’épaule dans les années 1980 en employant le terme « américain », pour finalement revenir à « anglo-américain » dans les années 1990. De même, comme on l’a dit plus haut, la plupart des dictionnaires français rattachent l’origine du mot jazz à jazz-band. Autre point de convergence.
Il ne semble faire aucun doute que le jazz est né au « début du XXè ». Nuances subtiles : la petite encyclopédie Larousse [32] avance timidement un « vers le début du XXe », tandis que Hachette [33] n’hésite pas à écrire « dès la fin du XIXè » et que Bordas [34] avance « vers 1890 ». Enfin, on relèvera le désormais anachronique « au début du siècle » [35].
Le lieu de naissance ne fait pas de doute pour les encyclopédies [36] qui penchent largement en faveur de La Nouvelle-Orléans. Les dictionnaires, eux, se partagent entre les Robert qui en restent aux Etats-Unis et les Larousse qui précisent le « sud des Etats-Unis ». Là encore, on est loin des divergences rencontrées sur l’étymologie !
Le jazz est de la musique. Ils le disent tous, et c’est bon à savoir. Cependant, en 1975, il en est encore pour affirmer que c’est de la « musique de danse » [22]. On voit que les auteurs n’ont pas essayé de se trémousser sur « Summertime » joué par Albert Ayler ! D’ailleurs, Larousse a dû oublier de mettre à jour sa version espagnole, parce qu’en 1991, le Pequeño Larousse Ilustrado [37] parle lui aussi de « musica de danza ». Les autres ouvrages utilisent les termes les plus variés : « genre musical » [33], « forme instrumentale d’expression musicale » (sic !) [32], « style de musique » [13] (André Hodeir ne serait pas d’accord avec l’expression), « forme musicale » [38], « genre de musique » [35] ou un peu plus précis « genres et styles musicaux » [4], voire l’emphatique « ensemble de manifestations musicales » [39]. En fin de compte, le « musique moderne » du dictionnaire de l’Académie française [7] est simple, mais précis.
Quand on en arrive à la genèse du jazz, les points de vue ne sont pas rigoureusement les mêmes, et la formulation est encore moins.
Première question : qui est à l’origine du jazz ? D’un côté, Merriam-Webster [3] parle d’« américain » sans autre précision. De l’autre côté, le dictionnaire de l’Académie [7] et le dictionnaire multifonctions [35] précisent respectivement « négro-américain » et « noir-américain ». Quant aux Larousse, Robert et Hachette, ils utilisent « Noirs », parfois précédé de « musiciens ». Une évolution amusante est celle des Larousse : en 1975, on parle de « Noirs » [22], puis on passe à « peuple noir » [40], pour finir par « communautés noires créoles » (depuis 1983) [41]. Le Grand Robert de la Langue Française [42] constate subtilement que le jazz est une musique d’un genre « d’abord propre aux Noirs puis devenu très rapidement interracial ».
Deuxième question : de quoi est né le jazz ? Il y a ceux qui ne s’en soucient guère, comme le dictionnaire de l’Académie française [7], le Grand Larousse de la langue française [22], le Pluri Dictionnaire Larousse [43], le Dictionnaire du Français Contemporain [44] et des dictionnaires « pour juniors ». Viennent ensuite ceux qui font référence à une composante « européenne » : c’est vrai en particulier pour les encyclopédies, à l’image de Wikipedia [13] pour qui le jazz est « un croisement du blues, du ragtime et de la musique européenne », mais aussi de Larousse, qui parle pendant un temps de « rencontre [avec] des traditions culturelles blanches » [39] ou, en plus encyclopédique, d’une « assimilation […] des vieux thèmes du folksong, patrimoine populaire blanc venu d’Europe et remodelé ensuite » [32]. Restent les dictionnaires qui rattachent le jazz à des mouvements musicaux : « dérivés du ragtime et du blues » [3], « fusion du blues avec les musiques populaires » [35], issu de la « musique profane » [45] ou encore « d’origine folklorique » [33]. L’encyclopédie Bordas [34] prend une position provocatrice, voire douteuse : « Au risque d’étonner, et même de choquer un certain nombre de nos lecteurs, nous affirmerons ici que la musique de jazz traditionnelle […] est une musique créée pour la « civilisation » blanche, avec les moyens de la musique blanche, par des musiciens noirs esthétiquement colonisés. Ce n’est une musique noire que depuis le développement du mouvement nationaliste noir aux Etats-Unis, dans les années soixante. En ce sens, le premier écrivain qui ait clairement vu le problème est l’écrivain Leroi Jones. » Voilà de quoi perdre le néophyte !
Passons à présent à l’aspect musicologique du jazz. Évidemment il faut écarter les encyclopédies, qui cherchent toutes à cerner les caractéristiques du jazz. Dans la famille des dictionnaires, les Robert s’intéressent peu à cet aspect (en dehors du Dictionnaire Historique de la langue française [8] et du Grand Robert de la Langue française [42] qui survolent le sujet), mais tous les autres dictionnaires reconnaissent que LA spécificité du jazz, c’est le rythme. Un dictionnaire bantou aurait probablement été plus intéressé par le traitement harmonique, mais il se trouve que ledit dictionnaire n’était pas disponible à l’heure de la publication de cet article. L’improvisation n’arrive qu’en deuxième position. Et n’en déplaise à Miles Davis, le travail sur le son ne vient qu’après. Quant aux mentions relatives à l’harmonie, elles évoquent la « blue note » ou la polyphonie. Enfin, les deux dictionnaires qui abordent la question de la mélodie sont ceux qui relient le jazz à la danse, à savoir : le Pequeño Larousse [37] et le Grand Larousse de la Langue Française [22].
Après avoir vu comment les dictionnaires et autres ouvrages traitent de l’étymologie, de l’histoire et des caractéristiques du « jazz », abordons l’utilisation du mot dans la langue.
Fidèles à leur vocation « linguistique », les Robert donnent des exemples d’utilisation du mot dans le genre « la musique de jazz » [45] ou « une chanteuse de jazz » [31]. L’« orchestre de jazz » revient dans plusieurs Larousse des années 1970 [44]. Quant au Dictionnaire de l’Académie française [7], il n’est pas en reste avec des exemples particulièrement instructifs comme « Ecouter des disques de jazz, du très bon jazz »…
Peu de dictionnaires donnent des citations. En dehors de celle de Dorgelès déjà relevée, le Grand Larousse de la Langue française [22] cite également Francis de Croisset : « L’on n’entend que les insectes ; ils sont là par milliers, par myriades, avec leur jazz diabolique ». Les citations du Dictionnaire de l’Académie française [7] ne sont pas littéraires, mais extraites de livres sur le jazz.
Hors encyclopédies et dictionnaires « anglais », pour la grande majorité des dictionnaires, « jazz » n’a qu’un seul sens. On trouve néanmoins : « Petit groupe orchestral spécialisé dans cette musique » [22], synonyme de jazz-band et « vieilli », selon le Grand Robert de la Langue Française [42]. Le dictionnaire de l’Académie française [7] et le grand Larousse de la langue française [22] distinguent un autre sens, repris par le petit Larousse illustré [46] entre 1989 et 2002 (désolé, mais les intermédiaires n’ont pas été consultés) : « Danse (sur des airs de cette musique) ». A noter que le grand Larousse de la langue française [22] associe également « jazz » à « n’importe quel bruit ou musique ayant un mode scandé » (en citant Francis de Croisset)… Curiosité, le Pluri Dictionnaire Larousse [43] propose en deuxième sens une définition de Free Jazz : « Ecole de jazz apparue aux Etats-Unis vers 1960 et groupant des musiciens partisans de l’improvisation totale. ».
A partir de tous ces éléments disparates, essayons de résumer en une phrase ce que pourrait être une « définition-robot » du jazz (assez proche de celle des petits Larousse illustrés) :
« JAZZ [d3az] n. m. (de l’anglo-américain). Musique d’origine afro-américaine née aux Etats-Unis au début du XXè, caractérisée par une mise en place musicale qui engendre un balancement rythmique, une approche mélodique qui laisse une large part à l’improvisation et un traitement instrumental qui met en avant la matière sonore. »
Le Jazz vu par les pros
Et les spécialistes dans tout ça, qu’en pensent-ils ? Pour éviter de se perdre dans des arguties sans fin, limitons-nous à certains d’entre eux. En 1945, André Hodeir [47] écrit : « Définition du jazz : le jazz est la musique profane du peuple noir des Etats-Unis. » Bien que parue chez Larousse, c’est plutôt les Robert qui s’inspireront de cette définition brève et efficace, mais finalement peu descriptive. Par ailleurs le « profane » ne semble pas être partagé par tout le monde. Ainsi l’inévitable Dictionnaire du jazz [10] déclare que le « Jazz désigne aujourd’hui un ensemble de genres musicaux d’origine afro-américaine englobant aussi bien des folklores religieux ou profanes que des formes symphoniques. » Pour en finir avec les musicologues, citons également une autre sommité du jazz, Joachim-Ernst Berendt [17] : « Le jazz est une pratique musicale qui s’est constituée aux Etats-Unis grâce à la rencontre des Noirs avec la musique européenne. » Comme on peut le constater, on retrouve dans ces définitions la plupart des éléments repris par les dictionnaires (le contraire eut été surprenant !).
Les musiciens, quant à eux, sont plus fantaisistes dans leur formulation. Daniel Humair dit que « Le jazz est né en Amérique avec des instruments européens, des morceaux du folklore européen et un rite de l’Afrique » [48]. Claude Barthélémy se place sur un plan sociologique : « Le jazz c’est le blues en ville » [49], comme Sonny Rollins : « Le jazz est la forme la plus avancée de musique improvisée d’expression africaine-américaine » [50]. John Lewis, pour sa part, s’attache davantage aux caractéristiques qu’à l’histoire : « ce qui permet d’identifier le jazz : swing, quête du blues et surprise » [51]. Lee Konitz se place également dans cette optique quand il déclare qu’« une grande part en est la continuité rythmique […], et l’autre part l’improvisation » [52]. Jean-Louis Chautemps insiste sur l’aspect rythmique dans une jolie formule : « C’est un moyen de chauffer le temps » [53]. Enfin, plus poétique, Ricardo Del Fra voit dans le jazz « Une expression musicale basée sur le dialogue créatif et une forme d’écriture collective pour une partition invisible où la plume est le corps et l’encre est l’âme » [49].
Jazz, une marque de fabrique !
A l’instar de Coca-Cola et de Microsoft, il semblerait que « jazz » ne se traduise pas. Dans les langues qui utilisent les caractères latins, il s’écrit jazz. On ne parlera évidemment pas de l’allemand, de l’espagnol, du portugais, de l’italien… Constatation qui doit en faire sourire plus d’un. Pourtant, en espagnol par exemple [37], foot-ball s’écrit futbol (parfois fútbol) pour coller avec la phonétique, alors que jazz s’écrit jazz, bien qu’il se prononce plutôt [yas]… Mais prenons une autre langue, sans doute chère à Steve Coleman, le bahasa indonésien : jazz se dit « musik jazz » [54]. Dans les langues qui n’utilisent pas les caractères latins, il semblerait que jazz s’écrive en se calquant sur la phonétique, à l’instar de McDonald’s. Mais arrêtons-là ces élucubrations et laissons plutôt cette question ardue aux musicologues-linguistes chevronnés.
To jazz or no to jazz
Penchons-nous maintenant sur le jazz dans sa langue maternelle, l’anglais (ou l’anglo-américain…). En dehors de la définition classique liée à la musique, le Harrap’s Shorter (pas Wayne) [55] nous signale que jazz signifie également baratin… Ainsi « What’s all this jazz about jazz ? » peut se traduire par « Qu’est ce que c’est que tout ce baratin sur le jazz ? ». Dans le même ordre d’idée, l’anglais utilise jazz pour bazar, cirque… « And all that jazz » signifie « et tout le tremblement, ou bazar ». Plus flatteur, le verbe « to jazz up », qui s’emploie au sens « adapter pour le jazz », mais aussi « animer, mettre de l’entrain dans une réception, égayer des vêtements ou un pièce, voire relever un plat ». Curieusement, « jazzy » signifie à la fois « tapageur, voyant » et « chic », ce qui, après tout, résume bien le jazz : la plus chic des musiques tapageuses et la plus tapageuse des musiques chics…
Jazz et sa famille
Jazzy nous offre une transition toute trouvée. Passons en revue à présent les mots dérivés de « jazz » dans la langue française. Le Grand Larousse de la Langue Française [22] parle évidemment de « jazz-band », qui entre dans le Larousse en 1922. N’évoquons pas « jazzman » qui apparaît dans les années 30, mais est directement tiré de l’anglais. « To jazz up » sera traduit « jazzifier » le 21 septembre 1964 dans L’Express. Ce magazine, toujours à la pointe à l’époque, introduit également « jazzophile » le 16 octobre 1967 (1961 d’après Robert…). Toujours selon le Grand Larousse de la Langue Française [22], c’est au Monde que reviendrait la paternité de « jazziste », le 31 décembre 1970. Le Dictionnaire historique de la langue française [8] conteste cette paternité et date l’apparition de « jazziste » à 1943. Qu’importe ! Le mot existe et nous sommes en 2005. Le même dictionnaire note un dérivé rigolo de jazz-band, « jazz-bandisme », qui n’a pas été utilisé très longtemps. Il faut dire qu’il évoque davantage le polar que la musique… Quant au prédécesseur de « jazzifier », « jazzer », il serait apparu en 1923. En France, « jazz-man » n’aurait été utilisé couramment qu’à partir de 1960. Alors que « jazzistique » daterait de 1956. Enfin, 1971 aurait vu la naissance de « jazzologue » et « jazzique ». Quant à « jazzy », plus récent ( ?), aucun dictionnaire ne le date. Notons « jazzosphère » qui « a été initialement utilisé-inventé, dans Jazz Magazine en 1978 - 1990, par notre ami Jean-Pierre Moussaron », et que le magazine vient de reprendre dans sa nouvelle mouture [56]. La liste ne serait pas complète sans le « jazzophone » : instrument créé dans les années 20 sur le modèle d’une trompette, mais avec deux pavillons, dont l’un est doté d’une sourdine wah-wah.
Puisqu’on y est, proposons également quelques mots supplémentaires (pas nécessairement originaux) pour enrichir la langue française :
- « Jazzophobie : n.f. (anglo-amér. jazz, v. ce mot, et phobos, crainte). Crainte pathologique du jazz. »
- « Jazzement : adv. 1. Du point de vue du jazz. 2. D’une manière balancée, rythmée. »
- « Jazzeux : n.m. Fam., péj. Amateur de jazz. »
- « Jazzeur : n.m. 1. Musicien de jazz. 2. Personne qui passe son temps dans les milieux du jazz. »
- « Jazzitude : n.f. Ensemble des caractéristiques musicales propres au jazz ; prise de conscience de l’appartenance à la musique de jazz. »
- « Jazzable : adj. Qui peut être adapté au jazz. »
- « Jazzéïde : adj. (anglo-amér. jazz, v. ce mot, et gr. eidos, aspect). Musique qui ressemble à du jazz. »
- « Jazzesque : adj. 1. Du jazz. 2. D’une énergie excessive. »
Laissons aux lecteurs le soin de compléter cette liste…
Sans jazz
Après ces longues digressions consacrées au mot « jazz », voyons ce qu’il pourrait advenir si l’on voulait se passer de ce mot. Pour commencer, Henri Texier [49] préfère « musique de jazz », comme on dit musique classique, musique du monde etc. Plus radical, Ahmad Jamal parle de « la Musique classique américaine » [57]. Archie Shepp ignore le terme et n’entend que « musique instrumentale africaine-américaine » [58]. Duke Ellington avait opté pour « Musique nègre » [17]. En 1951, Boris Vian proposait « la musique noire d’improvisation » [59]. Désormais classique, l’AACM a lancé la « Great Black Music », assez rarement traduite en français. Les McCann parle simplement de « musique noire américaine » [49]. Sonny Rollins est plus philosophe : jazz « est devenu un mot tellement universel. Ce n’est pas forcément négatif, mais les termes « musique classique américaine » ou « africaine-américaine », ou « musique classique noire » pourraient être aussi employés… En même temps, je pense que c’est inutile de s’en préoccuper : où que vous regardiez, le mot jazz est partout… » [50]
Finalement rien de très original ! En partant d’une constatation judicieuse de Charles Mingus, comme quoi « les choses ont bien changé depuis la naissance de cette musique de prostituée appelée jazz » [2], rejoignons l’opinion mesurée de Lucien Malson : « Il ne sert à rien de connaître l’histoire du terme pour valablement s’en servir aujourd’hui. Conservons donc « jazz », pour désigner cet art si beau » [19].
Des mélodies improvisées, des harmonies bleues, des rythmes foisonnants et des sonorités originales, pour un art accompli. Seul un nom presque propre pouvait désigner cette musique. Alors pourquoi pas Jazz ? Un mot mystérieux pour une musique tellement évidente qu’elle est, pour reprendre l’expression d’Enrico Pieranunzi [49], « le bon côté du monde »…