Chronique

Jacques Mahieux « Family Life » Quartet

Peaux d’âmes

Jacques Mahieux (dms, voc), Nicolas Mahieux (b), Géraldine Laurent (sax), Olivier Benoît (g), Jérémie Ternoy (Rhodes).

Label / Distribution : Circum Disc

Les plaisanteries sur les batteurs sont aussi vieilles que le jazz et Jacques Mahieux confesse volontiers les apprécier lui-même. Certaines racontent par exemple que ce sont les meilleurs amis des musiciens, ou que le temps est pour eux un concept abstrait… Le jeu de mots, entre humour et poésie, glissé malicieusement dans le titre de Peaux d’âmes, son nouveau disque publié chez Circum Disc, rappelle aussi qu’on peut être sérieux sans se prendre trop au sérieux. Au-delà de ces histoires, pas toujours finaudes, de fûts et de caisses, Mahieux a souhaité remettre le batteur à la place qui est la sienne, au cœur de l’orchestre. Pas seulement comme pourvoyeur de rythme et de pulsion, mais comme instrumentiste à part entière, qui peut contribuer au chant de la musique par toutes les nuances de son jeu et ses propres compositions.

Avant d’être batteur, Mahieux fut d’abord clarinettiste. On le sait également chanteur, ce qu’il n’oublie pas de rappeler sur deux des neuf titres qui composent Peaux d’âmes. Parmi ses compagnons de route majeurs, on peut citer Henri Texier, dont il croisera souvent la route et qui exerce toujours une influence, inscrite en filigrane de ce disque ; Gérard Marais, Claude Barthélémy, Sylvain Kassap ou Michel Godard font aussi partie de sa grande « famille ». Jacques Mahieux est un musicien qu’on apprécie pour sa sensibilité, sa façon d’être en musique, dans la souplesse du mouvement.

Il a réuni pour le tannage de ses Peaux d’âmes son Family Life Quartet, un peu différent de la formation de la très belle Franche Musique en 1999, son premier disque en tant que leader. Nicolas Mahieux, le fils, est toujours présent à la contrebasse, ainsi qu’Olivier Benoît à la guitare. Mais Géraldine Laurent prend la place de Vincent Mascart au saxophone. En complément du quartet, le pianiste Jérémie Ternoy est convié à la fête sur trois titres. On apprécie de retrouver ce petit monde, prêt à détricoter avec jubilation les mailles d’un jazz fringant et libre. L’emploi du terme tannage n’est pas ici le fruit du hasard ; il évoque la transformation de la peau en cuir, donc l’assurance d’une longue vie. N’est-ce pas là ce qui caractérise un hommage ?

Partant du précepte énoncé par Michael Brecker selon lequel tout musicien de jazz est sous-estimé, Mahieux propose une relecture de quelques compositions « dignes d’être tirées de l’oubli », écrites par des batteurs considérés comme sous-estimés. Encore que… Dans ce non-palmarès, on relève tout de même les noms de Tony Williams, Robert Wyatt ou Joey Baron, difficiles à ranger dans la case des musiciens maudits. Et si Joe Chambers ou Shelly Manne peuvent sembler moins connus, leur parcours prouve qu’ils ont su être des acteurs marquants dans l’histoire de la batterie.

L’ensemble constitué par ces reprises, auxquelles il faut ajouter une composition de Mahieux dédiée à Thelonious Monk (« Mank de Monk »), offre une variété de climats propre à illustrer toutes les couleurs de la batterie (encore que ce disque ne soit pas à proprement parler un disque de batteur). Jacques Mahieux peut s’appuyer en cela sur le contraste né des approches bien distinctes d’Olivier Benoît, dont la guitare électrique rageuse fait souvent glisser le climat vers le jazz rock (un des fers de lance de ce mouvement, Tony Williams est très présent lui aussi dans l’esprit qui anime le disque), d’une part, et d’autre part de Géraldine Laurent, plus suave et portée vers de sinueuses divagations. Ces oppositions de style surgissent souvent au sein d’un même morceau (« Flip », « Mank de Monk », « Station debout pénible »), amplifiant la sensation de profusion dans un espace-temps court où la batterie joue à plein son rôle de passeur. Jacques Mahieux sait aussi calmer le tempo par des ballades à la tonalité nostalgique et feutrée (« Mirrors », « Pee Wee ») ou lorsqu’il s’auto-proclame avec gourmandise en crooner pour une chanson de Robert Wyatt (« Be Serious », extraite de Comicopera), ou en mettant en musique un poème de Robert Creeley (« Jack’s Blues »).

Ce disque est donc l’occasion de redécouvrir s’il en était besoin un batteur attachant, dont la richesse de jeu constitue elle-même un hommage à tous ses condisciples, y compris lorsqu’ils ne sont pas cités sur Peaux d’âmes. Il faudrait beaucoup plus d’un disque pour cela ! Jacques Mahieux manie la langue des peaux avec toute la variété d’intonations et d’accents qu’il a pu acquérir par la pratique assidue du vocabulaire de ses maîtres, du foisonnement d’un Elvin Jones ou d’un Roy Haynes à l’impressionnisme tactile d’un Paul Motian. Il sait être éloquent en évitant le discours bavard. Disque-hommage, Peaux d’âmes n’en est pas moins la mise en lumière de son propre talent et du plaisir qu’il vit au cœur de la musique. Un cœur qui bat, bien sûr.