Portrait

Jason Roebke veut tout arrêter

Le contrebassiste américain prend le monde de l’improvisation à contrepied avec son nouvel album.


Jason Roebke @ John Nicholls

Issu d’un milieu modeste, Jason Roebke suit un parcours original et laborieux avant d’atterrir à Chicago pour rejoindre une génération de musiciens talentueux et devenir un pilier de la scène locale au sein de laquelle il est omniprésent.

Le contrebassiste Jason Roebke vient de Kaukauna, une commune du Wisconsin située à environ 160 km au nord de Milwaukee. À l’issue de son premier cycle universitaire, il prend son courage à deux mains et appelle Roscoe Mitchell dont il a obtenu le numéro de téléphone par un professeur de percussions. Il s’installe ainsi à Madison où il devient le copiste du grand instrumentiste. « C’était le musicien le plus célèbre du Wisconsin et il l’est toujours, explique Roebke. Il écrivait tout à la main et mon travail consistait à tout retaper sur un logiciel de notation musicale. » En côtoyant Mitchell, il apprend par bribes – « pas le moyen le plus efficace de se faire une éducation », poursuit-il. Une fois que son employeur prend l’habitude d’utiliser le logiciel, Roebke décide de partir. En effet, à l’époque, Madison ne propose pas beaucoup de travail pour un musicien. Comme il ne roule pas sur l’or, prendre la direction de New-York ou Chicago est hors de question. Il décide alors de poursuivre ses études à l’université du Michigan à Ann Arbor avec pour objectif d’élargir son réseau de connaissances de manière structurée afin de ne pas s’en remettre au hasard. Au bout d’un an, on est en 1999, il déménage finalement à Chicago où il connaît le percussionniste Michael Zerang et un autre jeune batteur, Eric Roth.

Jason Roebke @ John Nicholls

La scène de Chicago bouillonne alors d’activité. Roebke y retrouve de nombreux musiciens de son âge ou presque qui ont fait le même choix. Mais la réalité est moins rose qu’il n’y paraît. « Il y avait une sorte d’univers parallèle avec des musiciens plus âgés, explique-t-il. Il n’y avait pas d’animosité mais on ne se mélangeait pas. Ils n’avaient tout simplement pas besoin de nous. C’était un peu décevant, mais d’un autre côté cela nous a poussés à nous débrouiller. » Ainsi naissent des lieux tels que le Nervous Center, 3030, le Hungry Brain ou Elastic dont la programmation est assurée par des congénères. Ils vont permettre à ces jeunes musiciens de s’aguerrir. Au fil du temps, Roebke joue avec tout ce que la ville compte d’improvisateurs.

En dépit de son incessante activité, les enregistrements réalisés sous son nom ne sont pas légion. Le dernier en date, Every Sunday (Clean Feed), remonte déjà à 2015. Aussi peut-on se réjouir de la sortie de Four Spheres (Corbett vs. Dempsey) où le contrebassiste se retrouve à la tête d’un nouveau quartet. On retrouve Marcus Evans à la batterie en compagnie de deux nouveaux arrivants. La pianiste Mabel Kwan est issue de la musique contemporaine, mais depuis son arrivée à Chicago en 2009, sa présence dans le milieu des musiques improvisées se fait de plus en plus sentir. Enfin, le joueur d’anches (saxophone ténor et clarinette alto) Edward Wilkerson Jr., digne représentant de l’Association for the Advancement of Creative Musicians, fait figure de doyen. « Les jeunes musiciens n’ont plus accès aux générations de musiciens plus âgés qu’ils pourraient avoir comme mentors, se lamente le contrebassiste. Je suis allé chercher Ed car j’avais besoin de quelque chose qu’il possède et que je n’ai pas. »

Jason Roebke @ John Nicholls

On peut ainsi être surpris de ne pas voir au sein de ce groupe les musiciens avec lesquels Jason Roebke s’est fait les dents. Une raison en est peut-être que l’album est en quelque sorte un exutoire à une frustration grandissante envers l’improvisation pure. « Au bout d’un moment, cela devient conventionnel, dit-il. Par exemple, un morceau commence doucement, puis monte en intensité avant le retour au calme et ainsi de suite. » Les compositions figurant sur Four Spheres sont interactives et invitent les musiciens à faire des propositions tout en suivant une séquence bien ordonnée. Cet enregistrement est aussi un laboratoire d’idées un peu folles. « S’arrêter de jouer au milieu d’un morceau est catastrophique pour un contrebassiste de jazz, dit-il. Pourtant, je souhaitais explorer cette possibilité qui peut avoir un impact énorme sur la musique. » L’utilisation de métronomes va également dans ce sens. Les musiciens peuvent les actionner et les arrêter à tout moment. Clin d’œil au Poème symphonique pour 100 métronomes de Ligeti, leur présence trahit également un souci de simplification. Enfin, des bribes d’enregistrements sur cassette renvoient à son questionnement sur l’improvisation pure. « Vous jouez quelque chose et vous le jetez immédiatement pour passer à autre chose, dit le contrebassiste. Mais pourquoi le jeter ? Mon idée était de faire une cassette pour en poursuivre le traitement et voir tout ce qu’on peut en tirer. »

Questionné sur ces futurs projets, Jason Roebke nous aide à comprendre pourquoi il n’a pas beaucoup de disques en tant que leader à son actif. « Je n’ai rien en vue, avoue-t-il. À quoi bon ? De toute façon, cette musique n’intéresse pas grand monde. »