Jazz Festival Saalfelden, aiguillon du jazz 🇦🇹
Le festival autrichien marque les 20 ans de son directeur avec une 44e édition radieuse.
L’édition 2024 du festival de jazz de Saalfelden a été radieuse avec, à la clef, un record de fréquentation pour marquer les 20 ans de la direction de Mario Steidl. C’est un des festivals aiguillons du jazz international que l’on trouve au cœur de l’Autriche, lové entre les montagnes dans une petite ville qui a accueilli 28.000 spectateurs et un nombre impressionnant de professionnels. Avec 60 concerts programmés du 22 au 25 août, une sélection s’imposait mais la qualité était au rendez-vous.
- We Hike Jazz © Anne Yven
Saalfelden n’est pas une capitale, ni un carrefour. Du moins géographiquement. Mais quand l’âge d’un festival de jazz à la fois exigeant et populaire approche le demi-siècle, c’est que quelque chose de précieux s’y trouve. D’abord, la nature séduit. Se trouver au pied de ces quatre chaines de montagnes qui semblent garder la ville impose le respect. Fort de cette topographie spectaculaire, le festival est co-organisé par l’Office du Tourisme régional. Un partenariat garant d’un succès qui a battu des records cette année. Celui du nombre de spectateurs, d’abord : 28.000, sachant que plus de la moitié des concerts est proposée gratuitement dans une ville qui se pare des couleurs du jazz des trottoirs aux vitrines. Puis, avec un total de 870,000 euros de budget global, l’impact économique sur la région est estimé cette année à 2,18 millions d’euros. Un bilan qui fait rêver. Mais celui-ci ne s’atteint pas par miracle. Les ventes de billets représentent 180,000 euros. S’y ajoutent obligatoirement les aides publiques (financement directs ou indirects, tels que les bus gratuits sur le festival). C’est aussi au Bureau Export de la Musique, organisme national, que l’on doit une réussite : avoir fait du festival une place forte d’échanges professionnels. Bien avant JazzAhead à Brême ou l’itinérante European Jazz Conference de l’EJN. Cette année, plus de 190 producteurs, promoteurs et journalistes étaient réunis. Un chiffre frappant au vu de la taille de la ville, mais c’est ainsi que Saalfelden s’est hissé au rang des festivals influents, et surtout, grâce une affiche de 200 artistes venus de seize pays sur quatre jours.
Intégrer le public à l’évènement, le rendre fier de sa singularité
La programmation élaborée par Mario Steidl et son équipe trouve le point médian entre l’improvisation européenne et américaine contemporaine (ici pas de star sur le retour aux cachets mirobolants) et les projets plus grand public – visant à ouvrir les portes à la jeunesse autrichienne qui vient y écouter ses groupes du moment, souvent non-consensuels ou même éloignés de la précédente catégorie – sans rien brader à une logique commerciale. Les groupes rock, garage, punk, électro, ska ou afrobeat programmés sur les scènes gratuites sont plus créatifs que récréatifs et ont une grande liberté de parole. En Autriche comme en France, l’extrême droite du FPÖ a réalisé une percée politique inquiétante en 2024. Cela, tout acteur culturel impliqué dans une ville rayonnant autant grâce à une musique non commerciale ne peut l’ignorer. Il faut intégrer le public à l’évènement, le rendre fier de sa singularité.
Les salles pleines à plus de 90% et la ferveur trouvée sur les lieux du festival nous indiquent que tel était le cas, mais avec plus de 60 concerts programmés de 9 h à 1 h du matin, il est physiquement impossible de tout voir, ce qui peut créer une frustration même chez le public le plus vorace.
On retient cette année le grand nombre de violoncellistes à l’affiche, des concerts remarquables en pleine nature (lac, forêt, sommet de montagnes, refuges, grottes, ermitage) qui ont tous pu avoir lieu grâce à une météo estivale, des grands noms qui confirment et des découvertes, dont doit se targuer tout grand festival.
À Saalfelden, la nature aussi est chef d’orchestre.
We Hike Jazz est un concept mené depuis des années par le contrebassiste autrichien Lukas Kranzelbinder. Il faut démarrer à 8 h 30 pour rejoindre le groupe de randonneurs et un quartet que nous allons écouter sur plusieurs haltes, jusqu’au refuge de Steinalm à 1,268 m d’altitude. Quatre heures d’ascension et de musique improvisée qui ne font peur à personne. L’évènement, payant, est à guichet fermé. Le bassiste, accompagné du batteur Oli Steidle – qui brillera particulièrement le lendemain avec l’époustouflant Oli Steidle and The Killing Popes, de la flûtiste française Delphine Joussein et de Daniel Erdmann au saxophone, explique que si l’expérience est si gratifiante, c’est parce que tous les participants vivent la même chose. Les randonneurs aussi portent les éléments de la batterie, quelques sacs qu’il faut déplacer, et échangent avec les musiciens sur un parcours au cours duquel la vue vole le spectacle aux musiciens. À Saalfelden, la nature aussi est chef d’orchestre.
- Valentin Ceccaldi © Matthias Heschl
On a aussi apprécié le confort et les conditions acoustiques de la Salle Nexus+, dont la programmation interdisciplinaire est aussi assurée toute l’année par Mario Steidl. En particulier pour le concert d’une maitrise sidérante du duo de Leïla Martial et Valentin Ceccaldi au violoncelle, complété par le travail sonore de Boris Darley. Dans un folklore multilingue élégant, où se croisent paroles et compositions de Henry Purcell, Barbara, Gabriel Fauré, Manuel De Falla, les deux Français nous ont bouleversés dans une symbiose si détaillée qu’elle fait tomber amoureux des murmures. Dans la même salle à une heure tardive, le set électroacoustique de other : M:other, trio réunissant Arthur Fussy (synthétiseurs modulaires), la batteuse Judith Schwarz et le pianiste Jul Dillier, nous a fait chavirer : on tient peut-être là la relève de The Necks. Hypnotiques et techniques, ces trois-là se sont imposés en subtilité. On les suivra de près.
A Saalfelden, les têtes d’affiches ne sont pas des vétérans mais des musiciens très actifs depuis environ une décennie. La nouvelle musique dite « mathématique » de la violoncelliste Tomeka Reid n’a jamais été aussi paradoxalement décontractée. Son quartet « 3+3 », avec Jason Roebke (b), Mary Halvorson (g) et l’inséparable Tomas Fujiwara (d) est simplement lumineux, tout y est léger : les timbres des cordes, nombreuses, s’agrègent sans aucun accroc.
- Kris Davis trio © Matthias Heschl
Venue spécialement des USA, Kris Davis joue avec son trio. Robert Hurst à la contrebasse et Johnathan Blake à la batterie, imposent une cadence dense, urbaine, très new-yorkaise, mais une musique qui trompe par sa fausse rigidité. Elle permet à chaque instrument d’accroître sans cesse son territoire. À la sortie, tous sont unanimes mais je n’ai pas été totalement envoûtée. Je me l’explique par la difficile acoustique de la salle des congrès (pourtant scène principale). Sa hauteur et sa réverbération m’ont mise à l’écart de certaines finesses. Ce sont les concerts plus explosifs que j’ai pu apprécier dans ce lieu, tel que celui de Petter Eldh’s Post Koma feat. Sofia Jernberg. Eldh, habitué du festival, a joué ses cartes avec décontraction. Mélodies et groove ont conquis la salle, portés ce soir-là par l’étincelante Kaja Draksler au piano.
- Brainteaser Orchestra © Matthias Heschl
Trois concerts m’ont particulièrement marquée car ils ont su tirer le meilleur de cet espace sonore. Celui du Brainteaser Orchestra. Treize musiciens dirigés par le pianiste Tijn Wybenga, fondateur de l’orchestre AM.OK (pour Amsterdams Modern Orkest). Avec cette écriture contrapuntique si vibrante qu’elle paraît simple, ces jeunes musiciens issus de toute l’Europe ont un enthousiasme communicatif. Les cordes à jardin font face aux soufflants côté cour, les regards respirent le plaisir. L’une des révélations de ce festival, avec des solistes solides tels le trompettiste Alistair Payne, le sémillant Teis Semey à la guitare et le batteur Jamie Peet.
La création 2024 pour le festival de Mona Matbou Riahi, clarinettiste, mêlait drones, exploration de textures sonores et art visuel, et a, malgré un démarrage lent, convaincu par un sens de la narration très fort. Il faut se donner le temps d’écouter profondément. Enfin, l’énergie du nouveau maître du ténor, James Brandon Lewis, associé à la rythmique du « feu » groupe de rock post-hardcore Fugazi, a tout emporté et fermé le ban samedi à minuit. Brendan Canty (d) et Joe Lally (b) n’ont plus la fougue punk qu’on leur connaissait mais, rejoints par Anthony Pirol (g), ses soli rock et ses crescendos blues, et surtout grâce à la clarté du son de Lewis, la fusion sonore facile est évitée. The Messthetics & James Brandon Lewis produit un post-rock spirituel d’une qualité qui me renvoie aux sommets d’émotions arpentés le matin même dans les montagnes. La boucle est bouclée.
- Daniel Erdmann & Vincent Courtois © Rosario Multari
Mention spéciale et coup de cœur général pour le sextet Thérapie De Couple porté par le saxophoniste Daniel Erdmann, présenté à Jazzahead 2023. Un concert malicieux, métaphore des affres de la vie à deux rapportée au couple franco-germanique. Pour canaliser les frictions du ménage, on a pu compter sur Eva Klesse (d), dotée d’une faim stupéfiante, et sur les soli lyriques de Théo Ceccaldi et Vincent Courtois, emportant des vagues d’applaudissements successives. Erdmann et Courtois remettent en jeu leur symbiose en duo et en plein air dans la forêt de Kollingwald, le dimanche. Magique, elle a repoussé la pluie annoncée.
On observe que d’une année sur l’autre, des noms d’artistes reviennent et deviennent, quelque part, la marque de Saalfelden. La constitution d’une communauté qui s’enrichit chaque année est un choix et une confiance faite au public invité à suivre les musiciennes et musiciens sur le long terme. Elle crée une fidélité envers un festival qui possède un professionnalisme et surtout un enthousiasme à toute épreuve. Aussi pour la 45e édition, me prévient-on, aucun gigantisme en vue, sinon celui de retrouver la même grâce ensoleillée.