Scènes

Jazz Migration, le bel âge

Les 29 et 30 novembre, Jazz Migration fêtait ses 20 ans à la Dynamo de Pantin.


Le moins que l’on puisse dire c’est que l’AJC (Association Jazzé Croisé qui pilote le dispositif Jazz Migration) avait mis les petits plats dans les grands pour fêter l’événement avec trois jours de rencontres professionnelles, de débats et de concerts dans le cadre de ses rencontres annuelles.

Orchestre des 20 ans de Jazz Migration © Christophe Charpenel

Mardi 29 novembre 2022. Il est 18 heures.
Le goûter à peine englouti, nous nous retrouvons devant la Dynamo pour découvrir les quatre lauréats de la nouvelle cuvée Jazz Migration. Un horaire inhabituel qui se justifiait par la longueur pressentie de la soirée. La nef est déjà bien remplie. Toute la fine fleur du jazz français et même européen (l’AJC ayant invité une vingtaine de programmateurs venus des quatre coins de l’Europe) se croise et s’interpelle. Alex Dutilh est là également pour enregistrer son Open Jazz du jour (et celui du lendemain) en compagnie de plusieurs musiciens lauréats. Le premier concert de la soirée, celui du trio de Noé Clerc, est même retransmis en direct. Les trois autres concerts seront eux diffusés dans le Jazz Club d’Yvan Amar.

Noé Clerc, Fidel Fourneyron, Clément Daldosso © Christophe Charpenel

La soirée commence donc avec le trio de l’accordéoniste Noé Clerc.
Clément Daldosso est à la contrebasse et Elie Martin-Charrière à la batterie. Formé en 2018, le trio a déjà sorti un premier album, Secret Place, chez NoMadMusic. C’est ce répertoire qu’ils interprètent ce soir. Sur des tempi souvent enlevés, Noé Clerc dessine des lignes mélodiques très claires et colorées évoquant des ambiances vaporeuses empruntant à différents idiomes : blues, balkanique ou plus traditionnel. Il est parfaitement mis en valeur par ses deux complices qui déroulent un riche tapis harmonique sur lequel Noé Clerc s’appuie pour faire chanter et danser son accordéon. Et quand Fidel Fourneyron s’invite pour finir le set, on est aux anges : l’accordéon de Clerc et le trombone de Fidel se marient merveilleusement pour dessiner une musique souvent lyrique, d’une grande musicalité qui touche au cœur. Un beau moment. La soirée commence bien.

Elle continue avec un buffet/cocktail servi dans la nef de la Dynamo. Ça se bouscule autour des tables. Antoine Bos, le délégué général d’AJC, ne sait plus où donner de la tête. Il salue à tour de bras, ici embrasse, là serre des mains. Les discussions vont bon train. Les sourires aussi. Tout le monde semble heureux de se retrouver pour fêter un dispositif nécessaire qui a accompagné pas moins de 230 musiciens et musiciennes en 20 ans d’existence. Et c’est souvent ici au cœur de ces discussions informelles que se nouent contacts et fidélités.

Carmen Lefrançois, Leïla Martial, Camille Maussion © Christophe Charpenel

Il est 20 h 30, c’est la fin des agapes. Retour aux choses sérieuses. Pas tout à fait quand même, car le groupe lauréat suivant, Mamie Jotax, ne se prend justement pas au sérieux. Sous cet amusant pseudonyme se cachent deux musiciennes exceptionnelles, Camille Maussion et Carmen Lefrançois. Si Camille Maussion est une musicienne bien connue des lecteurs de Citizen Jazz (elle fut lauréate Jazz Migration en 2019 avec le quartet Nefertiti), Carmen Lefrançois, professeur au conservatoire départemental local, membre de l’ONCEIM, l’est moins. C’est pourtant elle qui impressionne le plus par son aplomb, son humour et sa parfaite maîtrise technique des saxophones (elle joue de l’alto, du soprano, du baryton et même de la flûte traversière). Habitées et engagées, ces deux drôles de dames forment un duo baroque et barré dans lequel elles développent un univers personnel et très original entre musique expérimentale et envolées free, réminiscences asiatiques et emprunts classiques. Un couple fusionnel, un hydre à deux têtes qui met le Jeu au centre de sa musique. Le jeu synonyme d’amusement, de plaisir et de partage. Le jeu de saxophone aussi (entendu au sens large), car celui-ci est à l’honneur (c’est d’ailleurs fou tout ce que l’on peut faire avec un saxophone).
Le jeu autour de la voix ensuite, omniprésente : vocalises, cris, borborygmes et murmures. Et quand Leïla Martial s’invite à la table de Mamie Jotax, c’est tout naturellement qu’elle se fond dans le décor : sa gouaille, son charisme et ses facétieuses vocalises se marient magnifiquement au duo. Le concert se termine dans un souffle. Les trois musiciennes rayonnent, espiègles et solaires, au centre de la scène. Elles saluent un public conquis. Indiscutablement, notre coup de cœur du soir.

Haléis © Christophe Charpenel

La soirée se poursuit avec Haléïs, un quartet emmené par la chanteuse et compositrice Juliette Meyer. Elle est accompagnée de Thibault Gomez au piano, Fanny Lasfargues à la basse et Benoît Joblot à la batterie. Autour des textes souvent sombres et poétiques de la chanteuse, le quartet tisse une musique envoûtante, sauvage, souvent répétitive, tout aussi bien onirique et fragile que puissante et organique. Haléïs signifie « cri retentissant » en ancien français. Et le moins que l’on puisse dire c’est que retentissant est un adjectif qui sied à la musique du groupe. Porté par la belle énergie très rock du trio Thibault Gomez (impressionnant au piano préparé)/Fanny Lasfargues (et son jeu toujours très démonstratif)/Benoît Joblot (métronomique de bout en bout), Juliette Meyer déroule ses paroles originales et cabossées avec beaucoup de ferveur et d’empathie. Sa façon de chanter, très déclamatoire, fait parfois penser aux univers de grands chanteurs habités tel Jacques Brel ou Léo Ferré. Une belle découverte.

Ishkero, Isabel Sörling © Christophe Charpenel

C’est au quintet Ishkero qu’il revient de clôturer la soirée. Ishkero, c’est Adrien Duterte à la flûte traversière et aux percussions, Victor Gasq à la guitare électrique, Arnaud Forestier au Fender Rhodes, Antoine Vidal à la basse électrique et Tao Ehrlich à la batterie. Un groupe très branché pour une musique qui l’est tout autant. Des mélodies simples et translucides, un groove surpuissant, des soli maîtrisés, le tout dans une ambiance jazz rock progressif des familles. Le tout est moins convaincant que les autres lauréats, trop linéaire, sans doute moins original, ceci expliquant peut-être cela. Et même quand Isabel Sörling (que l’on adore par ailleurs) les rejoint, on reste encore sur notre faim. Il est minuit passé, largement l’heure d’aller se coucher. Demain il y a école.

Raphaël Quenehen, Hélène Duret, Morgane Carnet, Fidel Fourneyron © Christophe Charpenel

On se retrouve le lendemain mercredi 30 novembre, toujours à la Dynamo, pour le concert anniversaire des 20 ans de Jazz Migration.
L’idée était de réunir une sorte de all-star de vingt anciens lauréats pour fêter en musique l’événement autour de compositions des uns et des autres. De Christophe Hache (contrebassiste du Peter Orins Trio, lauréat en 2005) à Maëlle Desbrosses et Hélène Duret (lauréates l’année dernière avec le trio Suzanne) en passant par Émile Parisien, Théo Ceccaldi, Leïla Martial ou Laurent Bardainne, plusieurs générations du jazz français étaient réunies. Des esthétiques, des parcours, des personnalités variés. Audacieux. Pas évident, au premier abord, de faire tenir tout ça. Le mérite en revient au percussionniste et compositeur Benjamin Flament, tapi dans l‘ombre, derrière la console, qui a imaginé et orchestré cette soirée avec brio, lui donnant une vraie cohérence artistique tout en laissant une grande liberté aux musiciens, notamment dans les arrangements. La très bonne idée de la soirée consistait à reconfigurer la salle de la Dynamo. Une grande scène en face de l’entrée et une plus petite sur la gauche qui permettaient d’alterner grandes formations et propositions plus intimistes (duo, trio, quatuor à cordes) sans temps mort ni changement de plateau.

Leïla Martial, Théo Ceccaldi, Clément Janinet, Maëlle Desbrosses, Bruno Ducret, Emile Parisien © Christophe Charpenel

Alors que retenir de ce grand barnum inédit et foutraque ?
L’osmose, la fougue et l’énergie incroyable des morceaux en grande formation, comme l’éruptif morceau d’ouverture signé du contrebassiste Christophe Hache, le génial traditionnel bolivien arrangé par Raphaël Quenehen ou le très technoïde « Steve Reich in Babylone » de Joachim Florent période Radiation 10 ; la beauté et le lyrisme fou des morceaux en petites formations : la merveilleuse « Valse à 20 temps » du tandem Leïla Martial/Christophe Girard, bientôt rejoint par Héloïse Divilly aux percussions, le tube d’Émile Parisien « Hysm » (popularisé avec Vincent Peirani) réinterprété ici avec l’ami Théo Ceccaldi, la très belle relecture du « Gloria » de Guillaume de Machaut (arrangé par Quentin Biardeau) par Hélène Duret, Morgane Carnet, Fidel Fourneyron et Raphaël Quenehen ou les passages suspendus d’un quatuor à cordes hybride (Bruno Ducret, Clément Janinet, Maëlle Desbrosses, Théo Ceccaldi), augmenté ou diminué, selon les morceaux ; les sourires, les regards, les gestes d’affection, en un mot le bonheur communicatif de ces musiciens qui prennent un plaisir immense à se retrouver et à jouer ensemble. Leur fraîcheur et leur simplicité aussi. Bref, deux heures de grand bonheur qui se terminent en fanfare sur « Warm Waters », un morceau de Raphaël Quenehen qui fait chavirer le public. On se croirait à Chicago ou à la Nouvelle Orléans.
Les musiciens descendent de scène un à un, suivis par les spectateurs dans une immense farandole. On se retrouve dans la nef de la Dynamo à chanter et danser autour du cercle des musiciens. Apothéose. Un énorme gâteau d’anniversaire trône dans un coin.
Happy Birthday Jazz Migration.