Scènes

Jazz Or Jazz ?

À propos de la première édition de ce festival à Orléans, qui renoue avec la présence du jazz dans la capitale du Loiret d’une façon originale et très actuelle.


Du 13 au 17 avril 2016, sous la direction de François-Xavier Hauville, et avec le concours de Stéphane Kochoyan, conseiller artistique, le jazz est revenu en force à Orléans. En force, et en question, sous le titre très judicieux : « Jazz Or Jazz ? ». Compte-rendu et analyse.

Le grand écart, entre Jozef Dumoulin en solo et Melody Gardot ? C’est à voir. En tous cas, l’idée de proposer chaque jour, chaque soir, plusieurs possibilités de concerts, parfois aux mêmes heures, avec d’un côté des têtes d’affiche censées attirer un public conquis d’avance (Melody, Lisa Simone, Jan Garbarek, Kenny Garrett) et de l’autre la fine fleur des collectifs et orchestres hexagonaux avec leurs stars et leurs invités, aura bien fonctionné. Car Melody n’était en rivalité avec personne, le lendemain Théo Ceccaldi n’avait pas de concurrent pour présenter son projet « Freaks », et Ève Risser a pu faire résonner son orchestre du désert blanc sans que Jan Garbarek - concert annulé pour cause de maladie de Trilok Gurtu - ne lui fasse la moindre ombre. Finalement, il n’y a que l’ONJ qui ait bataillé en direct avec Lisa Simone et Rhoda Scott, mais sans dégâts d’aucun côté. Interrogé sur un premier bilan « à chaud », François-Xavier était satisfait de la façon dont tout cela s’était passé.

Sans oublier le tremplin de jeunes formations locales, qui aura attiré du monde à 12.30, et vu la victoire (méritée il faut le dire) du trio de Gauthier Toux, originaire de Chartres mais formé en Suisse, à Lausanne. Quant à moi, j’avais choisi de privilégier systématiquement les concerts programmés dans les salles Barrault et Vitez, et de délaisser ceux de la salle Touchard, pour lesquels je disposais quand même d’une accréditation. Je me suis ainsi privé volontairement des prestations de Lisa Simone et Kenny Garrett, mais j’avais vu et écouté ce dernier à Souillac cet été, et la fille de Nina attendra une autre occasion.

Un travail de résidence sur place de longue haleine a permis à Théo Ceccaldi de présenter « Freaks » dans d’excellentes conditions, en compagnie d’une rythmique solide et de soufflants prêts à tout. On retrouve ce qui fait la marque de son écriture, ici lestée et décalée par des références encore plus explicites aux « musiques actuelles ». Ce qui n’exclut en rien la poésie, le suspense, la légèreté des lignes. En « after », le saxophoniste baryton Mats Gustafsson a projeté des sons issus de la totalité de son corps, bras et jambes inclus, dans une performance suivie par quelques obstinés qui lui ont fait un bel accueil.

La soirée du vendredi fut pour moi la plus pleine. Le « White Desert Orchestra » est une bien belle machine au service d’une bien belle musique. Ève Risser a pu prolonger pour une grande formation la musique qu’elle écrit et improvise dans et pour ses solos, et c’est aussi captivant que finement arrangé. L’enjeu était d’importance, et tous ont été partie prenante de ce beau moment musical. Dans la foulée, seul avec ses machines infernales, Jozef Dumoulin a su raconter une histoire sans paroles mais pas sans contenu. Le lendemain, Alexandra Grimal (elle aussi en résidence suivie à Orléans) a joué en trio une musique assez joliment aride qui gagnera à être dégagée de la lecture. Quant à l’ONJ d’Olivier Benoit, dans son programme « Berlin », il a une fois de plus donné une leçon de construction orchestrale. Entre pertinence des solos et impertinence de l’ensemble, l’auditeur est embarqué dans une musique trouée de vérité et de justesse.

ALORS, JAZZ OR JAZZ ?

Communément, l’alternative suppose qu’on ait à choisir entre deux choses ou deux valeurs différentes, et exprimées par deux mots distincts. Dans le cas présent, l’alternative semble truquée : comment choisir entre deux mots identiques ? C’est que le jazz ne va pas de soi, et ce depuis ses débuts. Aujourd’hui, le mot peut désigner pour le public cette musique inventée dans les années 1920, qui a connu une phase de développement rapide jusqu’aux années 1970 avant de se fondre dans les musiques actuelles et de ne subsister que comme éternel écho de son brillant passé. D’où un marché discret, et plutôt dirigé vers des classes moyennes ou aisées, et d’âge respectable. C’est le « jazz » des grands festivals de l’été, qui se renforce à l’occasion de quelques stars du rock et de la pop music pour asseoir une fréquentation convenable, le tout enveloppé dans une politique de consommation culturelle liée aux vacances. Mais il peut désigner aussi et encore, pour certains irréductibles amoureux de l’art et de la musique, cette fondation musicale qui se prolonge aujourd’hui dans des œuvres et des personnes, et continue à inventer les nouveaux chemins de son expression. C’est l’autre « jazz », des festivals orientés vers l’innovation, pas obligatoirement situés pendant la période estivale (au contraire), et encore inspirés par des directeurs et des directrices habités par l’idée (utopique ?) de l’excellence à la portée de tous. C’est le jazz porté par l’association AJC.

Donc la question se pose bien, et il était légitime de le rappeler dans la formulation d’un festival qui ne choisit pas l’une ou l’autre branche de l’alternative de façon tranchée. Par ailleurs, j’y vois le signe que le mot « jazz », qui semblait il y a peu en voie d’extinction (comme, hélas, la chose elle-même !) au point que les fondateurs d’événements du type « festivals de jazz » cherchaient à s’en démarquer, a repris de la vigueur et même du sens. Utiliser ce mot, voire le faire entrer dans une langue de combat contre le recours systématique à la catégorie administrative de « musiques actuelles », est non seulement possible mais souhaitable, et même de bon augure. On ne raye pas de la carte, et encore moins du territoire, l’une des rares fondations musicales du XX° siècle. Quant au mot qui sert à la désigner il est, de son côté, une de ces « inventions » verbales dont la source est si incertaine qu’il faut y voir l’un des très inattendus surgissements signifiants de l’époque. Alors, jazz or jazz ?