Scènes

Jazz Recital au Small Hall

« Bollington » à l’Opera House du Caire…


Un récital de jazz, ou quand le jazz devient une musique classique, entre à l’opéra et se joue en tenue de soirée. Consécration ou aberration ? Rien de tout cela : crossover music, tout simplement…

Si la musique classique envie souvent au jazz sa spontanéité, le jazz, lui, peut jalouser la pérennité formelle de la musique classique. C’est sans doute pour cette raison que bien des musiciens de jazz essaient de “jazzifier” des compositions classiques. Cependant, dans la plupart des cas, les résultats sont plus plaisants que probants. Les exemples sont nombreux, à l’instar des Swingle Singers ou de Jacques Loussier qui joue avec Bach, John Lewis avec Villa-Lobos, Gerry Mulligan avec Chopin, Miles Davis avec Joaquin Rodrigo, et la liste peut être longue. En revanche dans l’autre sens, force est de constater que les essais de “classisation” du jazz sont plus rares. Le Third Stream s’y est bien essayé, mais l’expérience est restée davantage sur la rive du jazz que sur celle du classique. Il en va de même pour Duke Ellington qui a été à la fois le plus visionnaire et le plus convaincant dans le domaine, mais demeure évidemment plus près du swing que du menuet. Quant aux compositeurs classiques, rares sont ceux qui ont vraiment cherché à écrire dans le langage du jazz - mais est-ce possible ? Si l’on en croit les derniers Cahiers du jazz, André Hodeir répondrait que c’est pourtant le chemin qu’empruntera le jazz… un jour. Mais en attendant, il restait une troisième voie, un hybride des deux genres, où se sont engouffrés quelques compositeurs, comme les Gershwin, Dave Brubeck (dans une moindre mesure), Michel Legrand et… Claude Bolling.

Claude Bolling est suffisamment célèbre pour qu’il soit inutile de le présenter, mais ce qu’il faut savoir pour le Jazz Recital, c’est que dans les années 70, le pianiste classique Jean-Bernard Pommier demande à Claude Bolling d’écrire une pièce où un piano “classique” répond à un piano “jazz”. La Sonate pour deux pianistes est née. Le public américain sera le plus réceptif, et les critiques trouvent aussitôt un nom pour ce genre de musique : la “crossover music”. Enthousiasmé, Jean-Pierre Rampal, étoile de la Grande Flûte, propose alors à Claude Bolling d’écrire une pièce similaire pour flûte. Ce sera la première Suite pour Flûte et Piano Jazz Trio, jouée en 1976. Cette composition devient un succès sans précédent aux États-Unis. Les distinctions pleuvent de partout jusqu’au Disque de Platine… Suivront de nombreuses compositions crossover interprétées entre autres par Alexandre Lagoya, Pinchas Zukerman, Yo-Yo Ma, Maurice André

C’est donc cette Suite pour Flûte et Piano Jazz Trio ainsi que deux mouvements de la deuxième Suite qu’interprète le quatuor de la flûtiste Inés Abdel Daiem. Les quatre musiciens sont tous membres de l’Orchestre Symphonique du Caire, que dirige la flûtiste. A tout seigneur, tout honneur, Inés Abdel Daiem a fait ses études au CNSM de Paris, où elle a récolté les premiers prix habituels. Son aura et son charisme lui ont permis de briller dans tous les pays et, finalement, d’obtenir le très convoité titre de femme égyptienne parmi les plus influentes du siècle. Ses trois accompagnateurs viennent d’Europe de l’Est et possèdent des curriculum tout au moins aussi élogieux ! La pianiste, Olga Kouznetsova est originaire d’Odessa, a remporté le premier prix du concours national de musique d’URSS en 1981 et, après avoir parcouru le monde (dont la France), s’est installée en Égypte. Le bassiste, Vassili Fomitskii, est ukrainien ; après avoir travaillé pour la radio il a rejoint, comme son compère batteur, Yuriy Kachurin - timbalier de profession -, l’Orchestre National du Caire. Rien à dire donc sur les compétences techniques du quatuor.

Inès Abdel Daiem Quartet © PLM

La première Suite comporte sept mouvements : « Baroque and Blue », « Sentimentale », « Javanaise », « Fugace », « Irlandaise », « Versatile » et « Véloce ». Dans chaque pièce, des parties plutôt classiques - quand la flûte joue - alternent avec des parties plus « jazzy » - quand le piano mène la danse. Cette alternance permet aux morceaux d’être assez contrastés et d’éviter l’écueil d’une musique trop mélodieuse, qui pourrait facilement sombrer dans la guimauve. Tout est écrit, assez léger, parsemé d’effets bienvenus comme des motifs fugués, des stop chorus de la flûte ou le mouvement vif et piqué de la partie de piano dans « Véloce »… Inés Abdel Daiem est plutôt lyrique, avec un vibrato marqué, un son très propre et un phrasé tout à fait classique. On est loin des Éric Dolphy, Herbie Mann ou Zim Ngqawana. Olga Kouznetsova apporte une touche de vivacité au quatuor et son jeu rythmique la rapproche parfois du jazz. Quant à la section rythmique proprement dite, elle a pour rôle d’assurer une pulsation régulière et discrète pendant que la flûte et le piano dialoguent entre eux. Le batteur joue essentiellement aux balais et le bassiste marque les temps sans fioriture.

Finalement, la Suite pour Flûte et Piano Jazz Trio évoque davantage le cinéma que la musique classique ou le jazz ; on verrait bien chaque thème coller aux personnages d’un film. C’est un ensemble sympathique, agréable, mais sans doute un peu trop lisse pour des oreilles habituées aux aspérités des musiques improvisées…