Scènes

Jazz à La Tour (d’Aigues) An 02

« Jazz à La Tour », un des rendez-vous désormais incontournables de l’été ? Ce festival a l’indéniable avantage de se situer en août, à la Tour d’Aigues, dans le Sud Luberon (Vaucluse), du 10 au 15 août.


« Jazz à La Tour », un des rendez-vous désormais incontournables de l’été ? Ce festival a l’indéniable avantage de se situer en août, à la Tour d’Aigues, dans le Sud Luberon (Vaucluse), du 10 au 15 août. Un événement d’importance, avec une programmation représentative de ce qui se fait dans le petit monde du jazz et des musiques actuelles, et qui cette année reprend le slogan des années libertaires : « Et le jazz bordel » ?


Nous avions évoqué, lors de la toute première édition, en 2010, l’incroyable château en ruines de style Renaissance, qui, sous la pleine lune, aurait inspiré poètes et peintres romantiques du XIXe siècle. Au zénith, l’azur est plus « tragique » à contempler, mais les apéro-jazz sur la terrasse dominant l’Eze, quand de petits producteurs locaux servent rosé frais (pas moyen d’y échapper en Provence), rouge fruité ou viognier roboratif, sont un moment divin.
Jean-Paul Ricard, le directeur artistique, a enfin trouvé un lieu digne d’accueillir le jazz et ses manifestations satellites, après une première tentative infructueuse à Saumane, toujours en Vaucluse, dans un des châteaux de Sade, site imprenable, perché, près de l’Isle-sur-la-Sorgue, patrie de René Char.

  • Vendredi 12 août 2011 : ouverture [1]
Émile Parisien © H. Collon/Objectif Jazz

Un des moments attendus est bien sûr le retour de Daniel Humair après une fracture malheureuse de l’humérus droit.
Le geste est toujours beau et précis ; les moulinets subtils dessinent une chorégraphie décidée, une calligraphie imaginaire. Comme son jeu ne ressemble à aucun autre, il est toujours prêt à expliquer, éclairer le sens de son travail. Ainsi, en fin de concert, donne-t-il quelques tuyaux à un amateur venu lui demander conseil. Car personne ne parle mieux de sa pratique, autant picturale que musicale, qu’il mène de front depuis quarante ans sans arriver à choisir.
C’est aussi un moment fort : pas un instant de vide ou de creux, rien que le bonheur de se laisser conduire vers l’inconnu. Cet appétit de nouvelles aventures découle d’un désir de musique que les membres de ce New Quartet (qui sera bientôt enregistré par le label Laborie) ont chevillé au corps. Les thématiques, ils s’en emparent avec une manière et un son d’ensemble qui rejoint tout un pan de l’histoire, sans oublier l’actualité.
Le credo de Daniel Humair, en peinture comme en musique, est de se situer dans les marges, à distance respectueuse, dans un sillage qui se renouvelle. Jamais d’hommage ou de « tribute » de la part de celui qui a, pourtant, accompagné les plus grands jazzmen, époque oblige. C’est que, comme son vieux complice Jean Paul Celea (qui remplace ce soir Jérôme Regard), contrebassiste souple et puissant, il joue son histoire ; et la musique exhale leur parfum. Un chant qui vient du plus intime, qui ne se prive pas dans son énonciation même, des formes de la modernité. Jamais de satisfaction passéiste avec ceux-là, qui s’engagent à chaque fois, le métier ne tuant pas la spontanéité mais l’amenant au contraire à se lancer dans toutes sortes de rencontres. Après son célèbre Baby Boom, Humair perpétue les associations intergénérationnelles et multiplie sans relâche les échanges, le but étant de désapprendre pour se renouveler.
L’accordéoniste Vincent Peirani est, pour certains, une révélation ; le batteur était allé le chercher pour un précédent album, Air libre ; et quelle respiration dans le jeu de ce grand escogriffe, pince-sans-rire dans la vraie vie autant que sur scène, jonglant avec les motifs et les styles, il est capable de toutes les déconstructions, ici comme lorsqu’il accompagne Youn Sun Nah sur « My Favorite Things » ou enregistre avec le violoncelliste François Salque sur des variations autour des musiques tziganes (Est). Voilà qui illustre la diversité des projets, des pistes possibles, chez les jeunes musiciens qui puisent et butinent avec un éclectisme éclairé.
Emile Parisien retient lui aussi l’attention, dansant dans l’espace comme à son habitude, sur un pied, équilibriste du son et de la mélodie, à défaut de la voix, car c’est plutôt Vincent Peirani qui chante.
Ce quartet procure une sensation rare d’abandon à un accord parfait entre mélodie et rythme : les pieds s’agitent, la tête remue, les yeux se ferment. On a là la primeur d’une musique qui se déguste avec gourmandise.

Vincent Peirani © H. Collon/Objectif Jazz

Du coup on en oublie un peu la première partie, qui a pourtant très agréablement ouvert la soirée. Dans l’embrasement du couchant, le quartet du violoncelliste Eric Longsworth proposait à ciel ouvert un voyage imaginaire dans la prairie perdue, le grand ouest canadien, d’où il est originaire. Il est question de grizzlis, de « night runners », d’éternel retour (« Carry Me Home »). On pense à certaines figures légendaires, entre nostalgie et sentimentalisme. Accompagnée des riffs électrisants de Rémy Charmasson et des envols de saxophones flûtés de Jean-Charles Richard, efficacement soutenu par les percussions de François Verly, il entraîne l’auditeur dans une balade poétique, vagabonde et country…

  • Samedi 13 août 2011 - inoubliable fusion de styles et d’émotions

Avec la création du contrebassiste Guillaume Séguron, Patrice Soletti à la guitare et Lionel Garcin aux saxophones, « Solo pour trois », on a le sentiment de retrouver un ami perdu de vue depuis Witches, paru sur le label Ajmiseries, et d’avoir à partager avec lui des émotions musicales, mais aussi littéraires et cinématographiques.
La musique est le résultat d’une longue gestation dont il a bien voulu me fournir certaines clés. Certaines idées persistent, résistent : ainsi, le titre donné à la première composition « Waiting for Stewart », renvoie au batteur du mythique groupe Police, Stewart Copeland, que Séguron affectionne particulièrement. Et pourtant « pas de batteur dans ce trio », remarque-t-il malicieusement. Qu’importe… [2]
Quoi qu’il en soit, « Solo pour trois » revêt une forme circulaire que souligne la construction des différentes pièces de cette suite. « Waiting for Stewart » débute par une nappe de guitare synthé d’où émerge la contrebasse jouée à l’archet, qui joue un rôle de soutien ou de soliste, c’est selon, en aménageant un solo, en quelque sorte. Puis la mélodie de plus en plus accentuée introduit le saxophone et la guitare jusqu’au final en boucle de la ligne de basse. C’est la transition avec la pièce suivante, et il est important que la tension ne retombe pas.

Lionel Garcin/Guillaume Séguron/Patrice Soletti © H. Collon/Objectif Jazz

« Bal 47-81 » est une suite de trois solos, saxophone puis guitare et enfin contrebasse, qui concourent à enchaîner divers rythmes : « bal » renvoie aux anciens numéros de téléphone : Balzac… mais nous fait tout naturellement entrer dans la danse, le mouvement. Ça virevolte, et toujours sans batteur…
« Pal (Azzo) F7 » fait référence à Venise, à un goût des cartes routières, des plans : on se balade dans la cité lacustre labyrinthique, d’où une plongée constante dans des modulations harmoniques et rythmiques, des changements de climats et d’orchestration.
Le titre de « L’intrus », qui s’inspire d’un roman de Faulkner, est, me souffle Guillaume : « structuré par un solo de contrebasse, avec une improvisation collective, de ’faux unissons’ à la Don Cherry et Ornette Coleman, afin de ne plus distinguer ce qui est écrit de ce qui est improvisé ». L’épilogue évoque enfin le grand Jimmy Giuffre dans « The Green Country » (New England Mood) : le clarinettiste ne joue pas encore free, mais cherche et essaie plusieurs versions de trios sans batterie. Certaines idées ont la vie dure, elle font tout doucement leur chemin ; elles imprègnent ici le lent travail de maturation, de composition de Guillaume Séguron. Comment se passer de batterie, la remplacer, faire autrement sans se priver de ses effets ? Adapter à une configuration donnée tout l’esprit de sa musique, en se créant des contraintes ? Séguron serait-il fan de l’Oulipo ? Tiens, j’ai oublié de lui poser la question ! Il est passionnant d’approcher le processus de création, de savoir comment « ça travaille », à la manière d’un vin qui se complexifie. Le contrebassiste puise dans ce qui le nourrit, les réminiscences les plus précises, les coups de coeur, la réflexion aussi. Il fait coexister les styles et réussit à être à la fois grave et léger, profond et délicat ; pour apprécier sa musique, singulièrement plurielle, il suffit d’écouter ce que l’on ressent. Tout simplement.

Ursus Minor a attiré un certain nombre de vacanciers à La Tour d’Aigues, en ce week-end du 15 août. Le groupe enflamme le public et répond aux attentes de chacun, fan ou non de cette rythmique, ou plus exactement de ce style qui « groove grave ». Effet de mode, coup médiatique ou réelle réussite ? Le phénomène Ursus Minor fait jaser. En 2003, le festival Sons d’Hiver lui donnait toute sa raison d’être, ainsi qu’une scène pour émerger. Ce quartet (Tony Hymas, François Corneloup, Mr. Q à la batterie, Mike Scott ( ex Prince, « guitar hero » qui va jusqu’à rejouer « Petite fleur » - clin d‘œil au recyclage ?) accompagnés pour l’occasion par les chanteurs Boots Riley et Desdamona) fondamentalement ouvert à toutes les combinaisons, cette constellation (Ursus minor, c’est la « Petite ourse ») raconte une fiction musicale dans une belle mixité de langues de couleurs et de genres. Exit Jeff Beck et Dave King, mais la musique évoque toujours le monde actuel sans oublier certains événements de la longue histoire de l’exploitation humaine et raciale.

Jean-Paul Ricard étant un des rares à établir sa programmation en fonction du lieu mais aussi de de la période, des thématiques présentes, en survolant un large spectre de musiques sans oublier d’écouter ce qui se fait, mais sans céder à la mode, on a ici un projet-spectacle politique (« My aim is to overthrow the system » annonce d’emblée Riley), d’où la continuité et la prépondérance de la parole et du chant ; dans un chaudron brûlant et très sonore, une fusion au sens large où le jazz n’est là que pour rappeler qu’il qui vient de là-bas… Une musique actuelle au meilleur sens du terme.
Ecoutons donc ce nouveau collectif. D’abord les Européens : Tony Hymas, toujours au cœur des projets de l’aventureux Jean Rochard et de son label nato [3] et François Corneloup, aphone ce soir-là mais qui « assure » au baryton, coiffé d’un « pork pie hat », la partie de « basse » avec rythmique implacable de Mister Q.
Dans cet ensemble volontairement endiablé, pêchu, funky et dub reggae, blues, ressurgit la musique noire, ou une certaine musique noire. Le chanteur se pose par instants en James Brown et la Desdamona (rien à voir avec Shakespeare) possède un débit fluide et assuré, même s’il est difficile, pour un Français, de comprendre son « soul rap », notamment sa chanson pour « ladies only »… Pour cela, il faudra vous procurer les productions nato (trente ans cette année), les « long box » consacrés aux Indiens « native », le Chronatoscaphe, les Fantastic Merlins, L’Origine du monde (Tony Hymas again) et, bien sûr les albums d’Ursus Minor vendus sur place par les Allumés du Jazz et qui s’arrachaient déjà avant le concert…

Tony Hymas © H. Collon/Objectif Jazz
  • Dimanche 14 août : final

Un étonnant groupe languedocien dont on découvre ici le « Vent du soir » invitait le guitariste Philippe Deschepper, nordiste installé à Marseille - ville pourtant difficile pour les jazzmen -, pour une musique fine, intense, menée par Samuel Silvant, batteur inspiré de Paul Motian (qu’il reprend d’ailleurs) avec le contrebassiste Bernard Santacruz et Olivier Thémine à la clarinette.

Bernard Santacruz © H. Collon/Objectif Jazz

Et enfin l’Orchestre National de Jazz, qui remplit admirablement son rôle de laboratoire des musiques choisies par son directeur artistique, Daniel Yvinec et qui, avec ce répertoire (il en a actuellement trois à son actif) mène la danse ; « Shut Up and Dance » s’intéresse en effet aux mouvements, aux vibrations, au rythme, sur une partition aérienne de John Hollenbeck. La musique, à la fois savante et joyeuse, est un périple imaginé, cohérent dans sa discontinuité même. Dans cette suite de tableaux-hommages à chacun des instrumentistes, tous se risquent généreusement, en bons camarades, pour mettre en valeur le soliste du moment.
Cet orchestre recrée une thébaïde, une représentation idéale d’un monde de musiciens heureux, investis. J’ai eu la chance de l’écouter à plusieurs reprises cet été, de le voir travailler son répertoire, le remettre sur le métier, le faire évoluer en souplesse et en nuances. Le public en apprécie la poésie. Ici les conditions sont optimales et les musiciens se sentent à l’aise, comme me le soufflera le saxophoniste et clarinettiste Antonin-Tri Hoang, le benjamin, notamment grâce à la présence de son propre ingénieur du son, Boris Darley, qui, aux « retours », facilite le confort d’écoute. En quinze ans de carrière, Boris a acquis, outre les compétences techniques indispensables, une rare maîtrise dans l’analyse de l’émotion musicale ; il a maintenant l’étoffe d’un directeur ou conseiller artistique…

Le concert s’achève en même temps que le festival dans la nuit étoilée qui remue. « Tout est calme, reposé »… on entendrait presque « les clochettes tintinnabuler ».

par Sophie Chambon // Publié le 3 octobre 2011

[1Précisons tout de même que le festival a dû être amputé cette année de sa première journée, un des organismes institutionnels s’étant brusquement retiré. Sans commentaire, sinon pour dire que Laure Donnat a eu la gentillesse de venir donner tout de même son récital (en compagnie de Lilian Bencini).

[2Peut-être on peut aussi penser à James Stewart, qui incarna le bon Américain dans les comédies de Frank Capra, le héros populaire de westerns jusque dans le crépusculaire Winchester 73 d’Anthony Mann ?

[3Souvenons-nous de son Minneapolis : We Insist, en 2001, avec Michel Portal et, déjà, la rythmique princière.