Jazz à Luz 2009, un festival majeur
Majeur, il l’était déjà par la programmation, mais cette fois c’est aussi au sens légal. 1991-2009 : le festival a dix-huit ans révolus. L’âge de raison ?
1991 - 2009 : dix-huit années révolues, dix-neuf éditions du festival d’altitude Jazz à Luz. Le bel âge assurément, et surtout pas celui où l’on devient raisonnable. Manquerait plus que ça.
Il y a deux façons de rendre compte d’un festival de jazz. L’une, chronologique et sourcilleuse ; l’autre, au fil de la mémoire et des chemins traversiers. Vous aurez compris que nous préférons la seconde, au risque de voir les itinéraires se croiser. Tant pis : si nous repassons deux fois par le même endroit, ce sera sous un autre angle, avec une autre lumière.
De la lumière, d’ailleurs, il y en avait beaucoup cette année à Luz Saint-Sauveur. Pour la première fois, sans doute, en dix-huit ans de festival d’altitude, le soleil était de la partie pendant les quatre jours. Espérons que cela lui aura plu et qu’il reviendra l’an prochain…
Mais passons au topo-guide.
Le chemin des guitares
L’instrument de l’année, pour ce Jazz à Luz 2009, était donc la guitare. Concours de guitares en carton décorées en divers lieux de la ville, balisant l’itinéraire numéro Un que nous suivrons sans barguigner.
Première guitare, celle de Marc Ducret, en duo avec Benoît Delbecq, s’il vous plaît. Ceux-là n’en sont pas à leur première rencontre - leur concert au Châtelet en 2006 a donné l’album Bleu Sur Scène, paru sur le label sans bruit - mais ne sont pas hommes à donner dans la redite. Ils vivent les morceaux plus qu’ils ne les jouent. Refont le monde avec passion et intransigeance. Ducret joue de la pédale de volume comme d’une septième corde, accroche notre oreille par un pianissimo à peine perceptible, lance salves et giclures, défie Delbecq dont le piano protéiforme se dédouble parfois, la main droite contredisant la gauche, désarticule un boogie dans « L’Enquête », se mue en kalimba sur « Aquatique ». Les compositions de l’un et de l’autre alternent mais ce qui frappe l’oreille, c’est l’unité de sens, sinon d’écriture. Qui parle ? Les deux, d’une seule voix multiple.
- Photo © H. Collon
Guitare aussi avec Noël Akchoté, bien décidé à surprendre son public, en solo le samedi sur un répertoire de chansons pop délicatement arrangées dans un esprit très « blues-folk électrique », comme un grand blindfold test (« C’était que des chansons », dira-t-il en conclusion, « à vous de les trouver… ») et le lendemain pour un duo ludique, inédit, avec Didier Petit dans un registre radicalement différent jouant sur la percussion, les bruits d’ampli et de caisse, les harmoniques. L’art du contre-pied, en quelque sorte.
Six cordes toujours, celles de John Russell en trio avec Michel Doneda et Roger Turner pour une heure d’improvisation entre silence et fureur, sous le signe de l’incertitude et du délibéré. Rencontre de sons, coups de dés et précipité de musique instantanée.
Qui dit guitare dit « guitar-hero ». Keiji Haino est de ceux-là. Silhouette filiforme tout de noir vêtue, comme surgi d’un manga, longue chevelure blanche androgyne, voix étrange, jeu scénique appuyé et… énorme volume sonore. Au point d’en rendre l’écoute difficile pour une partie du public, dont nous sommes. Le duo du dimanche avec Barre Phillips a paru, sur le moment, tourner au solo ; pourtant, la réécoute a posteriori, à volume plus raisonnable, révèle qu’il y a bien duo, il y a bien musique. Sur le vif, nous n’en avions rien capté. Le concert du lendemain avec Marteau Rouge prendra les mêmes allures d’orgie sonore qui, en ce qui nous concerne, nuit à l’écoute [1], avec à la clé, non un duo mais un véritable duel de guitares l’opposant à Jean-François Pauvros.
La voie des duos
Pas moins de sept duos à l’affiche de Luz 2009. Et non des moindres : Delbecq - Ducret, Akchoté - Petit, Phillips - Haino, déjà cités, mais aussi, entre autres…
Bilika : Didier Ithursarry (accordéon) et Kristof Hiriart (voix, percussions, alboka) tressent traditionnels basques et compositions nouvelles dans l’esprit ancien, avec des harmonies qui empruntent au jazz, au (bon) musette, au tango nuevo et aux musiques d’un peu partout. Le chant de Kristof Hiriart paraît familier à première écoute : il y a là-dedans un peu d’André Minvielle pour l’articulation et la technique, notamment dans les aigus, un peu de Bernard Lubat pour le scat (notamment sur un splendide « Xarmegarria Zira »), un peu de Beñat Achiary pour le rapport à la mélodie… et beaucoup de Kristof Hiriart [2]. Didier Ithursarry ne l’accompagne pas, ou plutôt si : il l’accompagne au sens littéral du terme. Compagnon de route et de jeu. Un duo, quoi.
- Photo © H. Collon
Joëlle Léandre (contrebasse, voix) et Akosh Szelevényi (saxophones ténor et soprano), deux menhirs qui marcheraient ensemble, se parleraient sans phrases, sans esbroufe aucune [3]. Les convergences qui les font, sans l’avoir voulu, se rencontrer à la quinte sur quelques notes. Leurs univers distincts qui se composent et composent dans l’instant un bout de vie commune. Léandre use de sa contrebasse comme d’une voix qui gronde, chante ou geint, et de sa voix comme d’un autre instrument - elle crie, soupire, déclame les mots imaginaires de son Ramayana personnel. Akosh percute, tire, ondule, crache, mélodise, minaude, enveloppe… c’est de la très grande musique improvisée.
Joëlle Léandre était également à l’honneur avec la projection du film Basse Continue que lui a consacré Christine Baudillon : une approche très vivante - mais un peu longue pour une projection en salle - de cette grande musicienne et de sa singularité créatrice, et pour le public, un privilège : pouvoir s’entretenir, après la projection, avec la réalisatrice et Joëlle Léandre soi-même.
Le sentier des solos
Ils vous cueillent à froid à onze heures du matin, juste après le petit déjeuner (la dure vie de festivalier, tout de même…) dans le formidable auditorium de la Maison de la Vallée. Trois matins, trois solos : celui de Noël Akchoté, et puis…
Geneviève Foccroulle, pianiste d’origine belge vivant dans le Sud-Ouest de la France et auteur en 2008 d’un enregistrement majeur (Leo Records) : l’intégrale des œuvres pour piano d’Anthony Braxton. Oui, Braxton a écrit pour le piano : des partitions étranges et complexes qui font largement appel à l’initiative de l’interprète, transformant chaque concert en un moment unique. Foccroulle vous emmène pour une traversée des interrogations dont vous ressortez tout chose, avec dans la tête de nouveaux chemins à parcourir.
Didier Petit, lui, vous assène d’emblée un long et fougueux développement sur des modes non tempérés, histoire de vous décoller de votre fauteuil trop confortable pour un matin. Les chromatismes fusent, les pentatoniques voyagent d’Extrême-Orient en Afrique équatoriale. Ce sont trois de ses « six suites » à lui, nous dit-il. Il chante de cette voix qui n’appartient qu’à lui, mi-plainte, mi-vagissement, régressive, émouvante et indissolublement liée à l’instrument. Il fait osciller son violoncelle comme un balancier, répond à la toux d’un spectateur, dessine sur le sol du bout de l’archet. On croit reconnaître un bout de Tom Waits, on est sûr d’entendre « Alfonsina y el mar ». Il s’exprime, au sens où l’on exprime le suc d’un fruit, jusqu’au bout, sans en laisser une goutte. Pris dans un rapport quasi érotique avec l’instrument qu’il cajole et violente avec une impudeur flamboyante, il achève de vous serrer la gorge avec un « Don’t Explain » murmuré, simplement poignant [4].
- Didier Petit © Michel Laborde
L’avenue des changements
Beaucoup de nouveautés cette année dans l’organisation du festival. L’ouverture du « Verger » - lieu de vie du festival, avec restauration et concerts - sur la ville, sans nécessité de payer un billet d’entrée, est une initiative intéressante qui permet à un public plus large de se rendre compte… et plus si affinités.
L’habituelle table ronde a laissé place aux petits déjeuners quotidiens animés par Anne Montaron [5], permettant un échange entre le public et les musiciens programmés le jour même.
D’autres nouveautés encore (l’exposition, le « Baratoy », l’investissement du nouveau jardin public…), qu’il serait trop long d’énumérer et que vous feriez mieux de découvrir sur place. Surtout que la prochaine édition sera la vingtième… et qu’une vingtième, c’est forcément un événement.
En fait, la seule chose qui ne change pas à Luz, c’est que ça change tout le temps. Ah, et puis si : la prise de risques. Sans risque, pas de création. Sans risque, pas de découverte. C’est le grand pari de Jazz à Luz : nous emmener vers d’autres voix et d’autres chemins. Vingt ans de surprises, ça se fête. 2009 fut mémorable, gageons que 2010 sera un grand millésime !