Scènes

Jazz à Vienne 2013 - Du jazz… mais pas que

Mina Agossi, Nile Rodgers, Ahmad Jamal se sont succédé sur la grande scène de Jazz à Vienne en cette fin de festival, comme de nombreux autres artistes.


Il n’aura échappé à personne que l’affiche de Jazz à Vienne 2013 ne présentait cette fois ni rat musqué, ni allaitement de gentil petit diable (quelle histoire !), ni ces bébêtes qui illustraient les éditions précédentes. Cette fois, il s’agissait de deux chanteuses tout sourire, portant toutes deux des lunettes à grosse monture. L’une des deux évoquait évidemment Cécile McLorin Salvant, artiste résidente de Jazz à Vienne 2013 qui, en tant que telle, aura donc été au four et au moulin durant tout le festival.

Cécile McLorin Salvant © Ch. Charpenel

Dans le paysage des voix féminines, tant marqué par Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan ou Dianne Reeves, il est rare qu’une nouvelle venue parvienne à s’imposer rapidement. C’est pourtant le cas de cette jeune femme, qui n’en est pas à son coup d’essai. Elle était d’ailleurs déjà venue à Vienne il y a deux ans pour un set rapide, et l’an dernier avec l’Amazing Keystone Big Band dont elle est la « voix ». Enfin, elle fut, au printemps dernier l’invitée du festival A Vaulx Jazz, toujours avec cette formation, pour un concert de toute beauté. A Vienne cette année, c’est un peu tout ça, en plus concentré. Le 4 juillet, elle était l’invitée de Jacky Terrasson, partenaire attentif avec qui elle aime nuancer son chant à l’extrême. Mais outre diverses interventions tout au long du festival, elle était surtout présente le 9, tout d’abord sur la grande scène en quartet, avec notamment Aaron Diehl, le pianiste de son deuxième album, Woman Child. Un set écourté comme l’exige la grande scène lorsqu’y sont programmées, le même soir, trois formations successives. Elle est aussi et surtout au Club de Minuit pour retrouver l’Amazing Keystone Band dans sa version « quintessence », à savoir six musiciens, dont ceux qui signent le plus souvent les arrangements. Elle y a repris des thèmes anglais ou français adaptés par Jon Boutellier, David Enhco ou Fred Nardin. La facilité avec laquelle elle se glisse ainsi dans la musique, au milieu de solos de toute beauté, est frappante. Entre elle et ces jeunes musiciens règne une osmose qui met en valeur sa sensibilité retenue, l’apparente simplicité d’un chant expressif au timbre chaud, tour à tour décontracté ou abrupt. Du grand art. Le concert est aussi l’occasion de retrouver, seul, l’Amazing Keystone dans sa version « de poche », pour quelques thèmes de son vaste répertoire. Guidés par la contrebasse toujours impeccable de Patrick Maradan et les drums affûtés de Romain Sarron, rejoints par Fred Nardin (p) et Bastien Ballaz (tb), David Enhco (tp) et Jon Boutellier (s) ont, comme souvent, distillé de jolies impros qui prenaient, au Club et dans cette formation, une résonance particulière.

10/07. Ahmad Jamal ouvre la soirée qui s’annonce belle. A quelques encablures de la ligne d’arrivée, la 33è édition a été, une fois n’est pas coutume, épargnée par les eaux, juste rançon d’un printemps peu amène. Remplaçant inattendu de Sonny Rollins, empêché pour raison de santé, Ahmad Jamal - un des derniers grands familiers de la scène viennoise - est capable de remplir et fasciner les gradins à lui seul. Tout doit se passer en trois temps : son set en quartet, arrivée de Yusef Lateef, puis retrouvailles des deux augustes musiciens pour quelques thèmes en commun. Tout commence comme prévu. Jamal, qui a l’art de simplifier un thème, de le susurrer, sait contraster à l’extrême son jeu sans phrasé superflu, léger, essentiel, soutenu par un excellent bassiste Reginald Veal, Herlin Riley aux drums et Manolo Badrena aux percussions. On ne s’explique toujours pas le mystère de ces concerts hors du temps, de cette force de conviction, cette faculté de survoler le clavier tout en lui imprimant une puissance qui fait sonner l’accord de manière incomparable, ou de s’appuyer sur une main gauche de ferronnier pour laisser la main droite aller tutoyer les rossignols… Comme toujours, ce jeu impose sa magie et le trio (puis quartet) reconstitue un équilibre gracieux où chacun cherche à se faire oublier pour atteindre à l’inatteignable. On a beau disséquer les tournures, les temps creux, Ahmad Jamal insuffle à chaque intervention une densité palpable - d’ailleurs, le silence se fait dans l’arène.

Ahmad Jamal © Ch. Charpenel

Puis c’est au tour de Yusef Lateef de s’installer à l’avant-scène, assis face au public, seul dans le silence. Hiératique, éthéré, hors du temps lui aussi, le saxophoniste a opté pour une démonstration crescendo : du plus petit instrument en bois aux origines inconnues jusqu’aux flûtes et sax où il excelle. Etrange face à face où chaque note est une porte ouverte vers un ailleurs, progression calculée vers un univers révélant l’importance de ce musicien-gourou passé de mode. Il joue depuis quelques minutes à peine, face à un public quasi recueilli, qu’un orage s’abat sur le public au point - fait rare - d’interrompre et la prestation de Yusef Lateef, et la rencontre attendue.

Une fois le théâtre épongé (et partiellement vidé), Chucho Valdés entre en scène en compagnie des Afro Cuban Messengers. Autre ambiance. Douceur retrouvée. Et surtout, musique élaborée, admirablement servie par des musiciens de haute tenue, dont Reynaldo Melián, superbe à la trompette. Près de Valdés, la jeune chanteuse Buika s’insère bien dans une musique cubaine de qualité qui évite les clichés ou les trames harmoniques trop souvent resservies. Échaudé par certains concerts, on se méfie a priori de ces rencontres entre musique cubaine et africaine, fourre-tout propice à l’approximation. Cette fois, Valdés est éclatant, ainsi que son orchestre aussi, ceci expliquant peut-être cela… Clarté des compositions, rigueur talentueuse des « Messengers » - fini les ritournelles dansantes qui n’en finissent pas ou hésitent sur la direction à prendre. C’est un retour aux sources soutenu par des percussions admirables.

11/07. Santana et ses tubes. Selon Robert Lapassade qui, chaque année, éclaire de ses lumières le dossier de presse du festival : « Une question démographique pour finir : combien d’enfants sont nés de par le monde grâce au pouvoir d’agrégation irrésistible des deux slows légendaires de Carlos : »Samba Pa Ti« et »Europa«  ? » Ce soir il s’en ajoutera sans doute quelques autres. Le théâtre est comble (le dernier passage de Santana remonte à plus de quinze ans) pour ce déluge de décibels. Le public est ravi ; en 90 minutes défilent tous les tubes du Mexicain, guitare chatoyante, percussions omniprésentes, concert en crescendo constant. On se demande ce que ça a à voir avec le jazz, mais à l’applaudimètre, même au bout de vingt ans, la question ne se pose même plus.

Elle était venue en mars à A Vaulx Jazz en duo, uniquement escortée d’((Ulf Wakenius)) ; à Vienne, Youn Sun Nah a un peu étoffé son propos en s’adjoignant notamment les services de Vincent Peirani, dont l’accordéon fourmille de résonances avec sa voix. Sur scène, cette jeune Coréenne repérée par le Rhino Jazz Festival il y a près de dix ans offre un contraste fascinant : frêle, d’une courtoisie presque désuète, souriante et sereine, elle dévoile dans son chant une personnalité aux antipodes de tout cela : force, conviction, emportement, voire colère. Quand on le lui fait remarquer (c’était à A Vaulx Jazz), elle en ouvre des grands yeux étonnés, mais tout laisse à penser qu’en la matière, on n’est pas au bout de ses surprises.

Yusef Lateef

Au programme, évidemment, Lento, sorti au printemps. Et même accompagnée, elle se risque d’emblée dans un troublant face à face avec un Théâtre antique bondé qui, en grande majorité, la découvre. De toute évidence elle aime cette confrontation, ce premier échange fait pour briser la glace. Le concert sera parfait. Tonalité des instruments, pureté et pugnacité de la voix… Du jazz mais aussi et de plus en plus, d’autres accents et d’autres paysages. Ulf Wakenius enrobe dans un écrin tout en finesse l’énergie et la passion de la chanteuse. Tour à tour émouvante (« Avec le temps »), presque hors de ses gonds (les thèmes de Lento), et parfois apaisée, Youn Sun Nah transporte le public avec une habileté rare, dévoile avec toute la pudeur voulue des sentiments à fleur de peau qui la rendent immédiatement proche, familière. Quant elle laisse là la musique occidentale pour retrouver un air traditionnel coréen sans traduction, le public est suspendu à ses lèvres. Expliquant un jour son souhait d’intégrer un accordéon à sa formation, Youn Sun Nah remarquait que cet instrument a d’autant plus de succès en Corée du Sud qu’il y est naturellement perçu comme nostalgique. En la matière, elle ne pouvait pas mieux choisir que Vincent Peirani, qui se contente souvent de suggérer, d’accentuer subtilement, tel un fil de soie qui menace constamment de casser.

Youn Sun Nah © C. Charpenel

De quoi faire douter Avishai Cohen, un habitué des lieux à qui revient le soin de boucler la soirée ? Ce musicien aux multiples talents et facettes sait donner au set la direction qu’il veut, en toutes circonstances. A Vienne, comme l’année précédente en trio, son énergie dope un quartet réunissant Eli Degibri au sax, Nitai Hershkovits aux claviers et Ofri Nehemya à la batterie. Qualité des thèmes, musicalité et lyrisme, on a là un jazz structuré et orientalisant marqué avant tout par la présence de la contrebasse, mais aussi par l’étonnante densité du saxophone et par la finesse du piano.