Scènes

Jazz à la Tour 2012 : Le jazz dans ses rêves de donjon

Jazz à la Tour, troisième. Un de ces lieux qui façonnent l’écoute, sculptent le son, magnifient la musique.


Photo G. Tissier

Jazz à la Tour, troisième. Un de ces lieux qui façonnent l’écoute, sculptent le son, magnifient la musique. La Tour d’Aigues, village du Luberon (Vaucluse) dominé par son château Renaissance, repris au XVIe sur des ruines du XIe… Une folie de baron mégalo aux rêves de donjon. L’Histoire a chamboulé maintes fois le lieu et ses pierres, aujourd’hui en permanente restauration et en même temps ouvert aux vents de l’époque, aux expositions et à la musique. Et donc au jazz, nous y voilà.

Journal intime © Gérard Tissier

Lundi 13 août à La Tour d’Aigues, fin d’après-midi. On entend les embardées enjouées et profondes du trio « basses fréquences » Journal Intime qui secoue la petite ville alanguie. Il appartient à cette jeune scène française aux propositions précises, ambitieuses sans être pour autant être « prise de tête ». Il fait partie de Jazz Migration, ce qui l’a amené à jouer dans pas mal de festivals labellisés AFIJMA cette année. Il a l’inspiration inventive à partir de ses musiques aimées, repiquant All along the watch tower de Dylan, relisant Jimi Hendrix (Hey baby, du live de Berkeley). Ce qui nous vaut des compositions subtiles et énergiques, présentées avec conviction par Frédéric Gastard, le saxophone baryton du trio, découvert à Marseille, à l’Intermédiaire, avec son groupe velu, Les dentelles à Mamie.

Le premier concert débute à l’heure incertaine où la lumière commence à faiblir avec le trio acoustique Amarco, Guillaume Roy à l’alto, Vincent Courtois au violoncelle et Claude Tchamitchian à la contrebasse. Sur le fil, ou plutôt sur la corde, tendu et sans artifice. Les musiciens œuvrent de concert, souffrant parfois d’un retour trop venté. Amarco n’évoque pas le film de Fellini ni la musique de Rota, mais renvoie à l’« arco », donc à l’amour de l’archet, à son univers de cordes sensibles, frottées, à tous ces pizzicati nerveux… Chant intérieur de trois complices qui, mystérieusement, construisent devant nous, sur fond de tour en ruines, une architecture de l’instant, complexe, une musique de chambre où le jazz est aussi là. Improvisation où il faut savoir se laisser glisser…

Coup de théâtre, changement de décor avec une immersion forcément décalée (on peu se fier pour cela à Laurent Dehors, toujours « fast and furious ») dans les quatre siècles d’une Petite histoire de l’opéra. Formidable bateleur et musicien non moins sérieux, qui écrit actuellement pour l’Orchestre symphonique de Rouen (diable de Normand !) Dehors est, comme à son habitude, tout de blanc vêtu. Aussitôt l’enchantement commence. Dans un jaillissement permanent, avec une dérision contrôlée, qu’il s’attaque à l’opéra ou au bal populaire, il se joue des styles dans une transversalité réussie en travaillant sur des classiques, dont il modifie l’approche pour un public vite séduit. Ses différents ouvrages de détournement ne nous sont plus étrangers : Musiques de cinémas, déjouées par des amis jazzmen et Dommage à Glenn, sans oublier son DVD Carmen.

Amarco © Gérard Tissier

S’attaquer à l’opéra est une évidence pour cet homme de scène, faux dilettante parfaitement « éclairé » qui passe à sa moulinette les airs du répertoire, de Massenet à Wagner, de La Flûte enchantée à Carmen, avec un instrumentarium original que Sylvain Thévenard, l’homme du son, harmonise habilement. Laurent Dehors reformate selon son goût ces airs célèbres et en donne une version instrumentale déglinguée, « mutante », dont la forme organique, hybride, est rehaussée par la voix singulière d’Anne Magouët. La chanteuse se joue de toutes les chausse-trapes, dans les passages particulièrement arides ou périlleux (« Vissi d’arte » de La Tosca, l’air de la Reine de la nuit). Une complicité musicale et théâtrale lie tous les musiciens : David Chevalier, compagnon de toujours, à la guitare et au banjo – à qui l’on doit des Gesualdo Variations –, Gérald Chevillon aux divers saxophones, Jean-Marc Quillet aux percussions, et l’impayable Anglais pince-sans-rire Matthew Bourne aux claviers. Allumé par ce sens irrésistible de la scène, du comique, le public en redemande et beaucoup de disques se vendront à l’issue du concert…

Bruno Angelini (p), Sébastien Texier (as, cl), Christophe Marguet (dm) assurent la première partie de la soirée du 14 août avec leur Sweet Raws Suite, un propos qui se veut construit autour d’une histoire et de l’Histoire – la seconde Guerre mondiale. Avec cette vieille question de l’« engagement » dans l’art et le risque afférent, celui de l’illustration, du « programme ». Moins utile que secondaire dans la perception d’un jazz qui, du coup, semble parfois peiner à prendre son envol.

Bruno Angelini © Gérard Tissier

C’est décidément le soir de la retenue : Kartet, en seconde partie, ne lâche guère la bride à son attelage, dont les quatre éléments ne décollent pas, ou si peu, des partitions. Guillaume Orti (s), Benoît Delbecq (p), Stéphane Galland (dm) et Hubert Dupont (cb) sont tous musiciens irréprochables, la question n’est pas là. Celle qui se pose a plutôt a voir avec le « libre jazz » – pour ne pas dire free. Jouer une musique savante selon des référents par trop connotés « jazz nouveau », ou « en quête de » ne saurait garantir l’élan et la créativité, même si celle-ci peut jaillir par bribes ; à cause de cette intermittence, précisément, elle ne peut suffire à rallier sans réserves ce cinquième élément du Kartet, à savoir le public.

La dernière soirée, mercredi 15 août, est une « assomption » qui réinjecte du festif dans le festival. Le public répond à l’appel en ce creux de mi-août férié. Alerté depuis les fenêtres du donjon – la Tour – par les trompes cuivrées de Journal intime, le voici bientôt en phase avec le vibraphone de Bernard Jean. Engagé à cor(ps) et à cri, dans un enthousiasme très visuel, celui-ci joue une musique tonique, faite de reprises et de compositions originales.

Kartet © Gérard Tissier

Excellente introduction au groupe de Médéric Collignon, Jus de Bocse, dans sa relecture de Miles Davis. On a déjà beaucoup écrit sur ce répertoire-hommage à Miles, ce « phare » au sens baudelairien de bien des nuits et de nombreuses générations de musiciens. Si Miles est toujours « porteur », expos, livres, magazines…, Collignon en fait une affaire personnelle que souligne son tempérament éruptif : la période électrique sied à merveille à ses jeux de corps et de jambes, ses déhanchements et autres contorsions, y compris vocales. Mais ce soir, il a troqué son cornet de poche contre un cornet long – qui ressemble à s’y méprendre à une trompette – et utilise moins sa voix, jouant presque légèrement de certains effets, pourtant spectaculaires. Autrement dit avec une certaine retenue, terme tout relatif quand il s’agit de lui… Le duo qu’il forme avec Philippe Gleizes est solide, indestructible ; face à ce batteur surgissent en écho des images de Keith Moon, des Who… En dépit de la complexité de cette musique, on se laisse emporter dans le tourbillon, happer par la danse - « la nuit remue ». D’autant qu’une partie de la rythmique a changé : à la basse, Emmanuel Harang remplace Frédéric Chiffoleau, et au Fender, à Franck Woeste succède Yvan Robilliard – tous deux assurent furieusement. Quelque chose se passe entre ces quatre-là, visiblement sur la même portée. La transe peut s’installer, les têtes bougent, les pieds suivent en rythme.

Cette troisième édition de Jazz à la Tour a par ailleurs innové en déplaçant hors les murs quatre des soirées inaugurales dans deux villages des alentours (Grambois, Beaumont-de-Pertuis), dans le domaine d’un vigneron local et enfin devant le château lui-même avec un Open bal sous les platanes – ce qui en provençal se prononce « baloche public agrémenté d’un bœuf »…

C’est tout le mérite de ce festival que d’oser inviter des formations comme Imperial quartet, Kami Quintet, Big Four ou Journal Intime. De les inviter et aussi de les faire jouer en des lieux « où le jazz n’a jamais mis les pieds » ou peu s’en faut. En somme, « un grand pas pour l’humanité »… Sortir des sentiers battus, des chanteuses ripolinées et formatées, des vedettes de jazz facile, et d’une « World » consensuelle, épithète qui couvre un fourre-tout de musiques plus ou moins pertinentes. Avec en potentiel écueil - d’ailleurs pas toujours évité - les répertoires « en recherche », voire en marge, qui naviguent dans les voies étroites entre jazz érudit et la musique contemporaine. Cette tendance existe en toute légitimité et comporte d’indéniables richesses. Elle se heurte cependant aux limites du public de festival – donc plutôt venu à la fête, à la différence des clubs, lieux d’aventure – un public pour qui « le jazz » garde une image plus ou moins datée. Décalage d’autant plus important que les médias de masse n’accompagnent pas l’évolution des musiques et des jazz en particulier. D’où ce « malentendu du jazz », à tous les sens de l’expression. De quoi, espérons-le, nourrir la réflexion de tous ceux « qui aiment le jazz » – et veulent le faire aimer.

Médéric Collignon & Jus de Bocse © Gérard Tissier