Scènes

Jazz in Arles 2013, trois soirées d’exception

L’audace jusqu’au paradoxe…


Arles, qui fait partie de « Marseille Provence 2013 », propose pour l’année « Capitale », des expositions d’envergure au musée de l’Arles antique (avec un éclairage particulier sur « Rodin, la lumière de l’antique ») et, au musée Réattu (qui a vu défiler les plus grands photographes), une exploration ludique et surréaliste sur le thème des « Nuages ».

Et le jazz dans tout ça ? Il existe, résiste et tient le haut du pavé arlésien grâce au travail assidu de l’association du Méjan, à deux pas de la librairie Actes Sud, qui s’est encore agrandie, et du cinéma d’art et essai. Le pianiste Guillaume de Chassy ne s’y trompe pas, qui souligne la haute teneur culturelle de ce périmètre des bords de Rhône.

Lever de rideau sur trois soirées d’exception

- Le trio Silences, jeudi 16 mai 2013

Guillaume de Chassy est de retour au Méjan, un an après sa dernière prestation croisée, un dimanche midi, avec la regrettée Brigitte Engerer, à qui il dédie ce concert. Ils avaient joué face à face, enchaînant thèmes classiques et pièces improvisées venant du jazz ou de la comédie musicale. On se souvient de la pianiste s’amusant, devant un public conquis, sur le célèbre « Tea for two », si simple mais entraînant.

Le jeune trio Silences (deux ans d’existence) réunit trois instrumentistes d’envergure : le pianiste Guillaume de Chassy, le clarinettiste Thomas Savy et le contrebassiste Arnault Cuisinier, un des piliers du trio de Benjamin Moussay avec Luc Isenmann.

Guillaume de Chassy, photo Frank Bigotte

Dans le cadre de la dix-huitième édition du festival de Jazz in Arles, le trio propose un programme de jazz de chambre vif qui convient parfaitement à la formation classique des instrumentistes, une histoire qui se joue à trois, entre sacré et profane. Nul cadre ne saurait mieux convenir que la chapelle du XVIIe où ont lieu les concerts. « Silences » est un nom quelque peu paradoxal, qui se justifie par la rigueur et la force de cette musique enregistrée dans le recueillement d’une des grandes abbayes cisterciennes, Noirlac.
Le trio livre sa version pour piano/clarinette/contrebasse de partitions aimées, en esquissant de diverses façons les contours de leur réécriture musicale. Pour commencer, il nous lance un fragment, une citation perceptible des « Chemins de l’amour », la célèbre mélodie de Poulenc. Ce fredon familier est une parfaite introduction à ce compositeur nostalgique, tendre et gouailleur, un peu « voyou » mais si attachant ! Un coup de cœur, qui bat avec le frappé percussif, à même les cordes, de Guillaume de Chassy. Un peu plus tard au fil du concert, les musiciens reprendront en la développant cette mélodie enchanteresse du compositeur qui a donné des œuvres lyriques, profanes ou sacrées. Arnault Cuisinier se positionne au cœur du triangle parfaitement équilatéral en apportant une touche de raffinement, relançant à coups d’archet dans le second passage « Du côté de chez Poulenc ». Il aide à faire entendre l’exquisité de la mélodie que souligne à son tour la clarinette experte de Thomas Savy. Entendu dans des projets plus « classiquement » jazz, et même au baryton dans Echoes of Jazz de Christophe Leloil, ce dernier prolonge, et lâche aussi quelques embardées « free sonnantes ». Ainsi se jouent des parties des Préludes n°1 et 4 de Chostakovitch avec ce trio sans batterie, en résonance avec les musiques de Jimmy Giuffre/Paul Bley/Steve Swallow développées dans ce « Birth of a Trio » finement intitulé. Puis le trio va faire un tour cette fois « Du côté de chez Prokofiev » (Concerto pour Piano n°2 opus 16) continuant de s’approprier à sa façon le patrimoine classique.

Ils improvisent élégamment, jouent sans affectation et ne perdent pas de vue la beauté sévère de ces mélodies qui ne s’accommodent guère de divagations et de redondances. « Épure » est leur maître-mot : le pianiste avoue que ses camarades de jeu l’ont impitoyablement réfréné dans ses élans, ses tentations d’écriture, parfois trop lyriques. Et Savy d’expliquer que ce répertoire ne supporte aucune faute de goût.
Par rapport au disque sorti sur le label Bee Jazz, c’est une variante qui nous est offerte, et non des moindres, preuve du travail continu de cette formation qui affine, cherche et ne désespère pas de trouver, tout en prenant des risques. C’est un passage de sonate de Dutilleux, ce « moderne classique », disparu depuis.
Proposant des variations libres, les forces vives du trio se déchaînent dans cette liberté sous surveillance. On a une impression d’accord parfait entre ces trois-là, qui, d’évidence, se sont trouvés ; et leur chemin ne fait que commencer…

Fred Hersch-Ralph Alessi, vendredi 17 mai

Duo tout à fait exceptionnel du pianiste Fred Hersch et du trompettiste Ralph Alessi dans le cadre d’une mini-tournée européenne ; le lendemain ils seront à Amsterdam, et ensuite à Zurich. C’est le seul concert en France de ce pianiste rare que le programmateur Jean-Paul Ricard rêvait d’inviter. Toujours avide d’élargir son horizon, ce dernier proposait aussi le film d’Oliver Taïeb Jazzmix, vision de huit clubs de la scène actuelle new-yorkaise, échantillon substantiel de courants et sensibilités très différents. Bel exemple de la diversité constitutive de ce laboratoire de la musique, au cours d’une promenade sonore d’East Village à Brooklyn, de Soho à Harlem. Une promenade touristique autre dans un New York que les habitants eux-mêmes ne connaissent pas toujours, tant la vie est régie, réglée en communautés dans ce qu’il faudrait renommer le « salad bowl » plutôt que le « melting pot ». Ce film confirme la tendance des musiciens actuels à se distancier des standards, en ne cherchant même plus à les déconstruire. Comme s’ils souhaitaient éviter ce répertoire quasi sacré ou désormais trop éloigné de leur réalité, de leur apprentissage. Si le jazz leur colle à la peau, ils en font une musique vivante, plus « savante » aujourd’hui, et de toute façon, c’est la manière de jouer qui fait le jazzman, plus que le répertoire.

Cette constatation devait se confirmer avec le concert du duo Hersch/Alessi. Après de nombreuses années d’échange dans des groupes différents, les voici enfin réunis autour de leur dernier album, Only Many, dont ils jouent « Hands », Duet », « Calder ». Concis, mélodiques, les thèmes servent de point de départ à des extrapolations raffinées et rigoureuses, aérées sans être éthérées. Les Américains parlent de « jazz progressiste post-moderne » pour qualifier cette musique difficile, exigeante, que le duo nous délivre sans broncher. Et on les suit attentivement. Parce que leur univers très poétique s’appuie sur des connaissances techniques, harmoniques et rythmiques élaborées, on est saisi par la force des pièces très écrites. Ils se livrent tous deux à une sorte de récital, tout un art de pièces vives, libres, subtiles, mathématiques, tantôt fougueuses, tantôt délicatement impressionnistes. Une exploration très personnelle de la musique à travers son histoire, privilégiant une approche physique de l’instrument, peu enclins à des confidences mélancoliques, ils sont capables de réinventer le répertoire avec sensibilité et fougue. Des moments de grâce dans la ballade du pianiste « Far Away », du swing pur dans ce « Star Eyes » qu’ils arrangent fort joliment sur un rythme chaloupé. [1]. Pour le final, ils rendent un hommage à leur façon, avec une reprise de « Blue Monk », déhanchée, bancale, syncopée sans être sautillante, tous deux animés d’une énergie vive et de pas mal d’humour.

Susanne Abbuehl Quartet, samedi 18 mai

Pour la dernière soirée du festival, l’affiche était prometteuse. On connaît l’intérêt passionné de Jean-Paul Ricard pour les femmes du jazz ; l’édition 2007 de Jazz au Méjan leur était d’ailleurs consacrée avec, entre autres, en duo, Stephan Oliva et Susanne Abbuehl. La chanteuse revient cette fois en quartet, présenter son troisième album, The Gift, paru chez ECM en mai. Pour ce deuxième concert en France après celui du Sunside à Paris, elle s’accompagne, à défaut de photographe – elle tient toujours à garder la maîtrise de son image – d’un vidéaste, Matthieu Mastin, rencontré en Suisse lors de tournages pour Mezzo de Jazzed out, série de concerts tournés dans des villes et lieux insolites.

Fred Hersch/Ralph Alessi, photo Frank Bigotte

Au bout de sept ans, la jeune femme, qui reste aussi inspirée et sensuelle dans sa réserve même, dégage un charme mystérieux, quasi hypnotique. Je pourrais reprendre sans rien y changer ce que j’avais écrit alors : « Osant la lenteur, prenant le temps du partage, Susanne Abbuehl entretient une élégante distance avec le bruit du monde actuel. Une façon de s’effacer devant le motif, de l’accompagner jusqu’à sa disparition, son effacement dans un souffle. Sans crescendo ni paroxysme, sans la transe, ni le vertige si ce n’est celui de l’immanence, de l’abstraction de la mise en musique des mots. »

Susanne Abbuehl continue à imposer en douceur son registre et son tempo. Elle préfère les petites formes, simplement concises. Mais quel que soit le matériau choisi, elle le remet en bouche, le fond, le malaxe, le reforme pour en donner sa propre pâte. Elle se balance encore, danse presqu’immobile, en s’accompagnant parfois d’une petite sanza. Elle est restée sensible à un courant du jazz moderne minimaliste, plutôt austère, fidèle au sillon creusé par Jeanne Lee, dont elle suivit l’enseignement, ou au travail d’un Paul Bley. Guidée par un désir de sincérité plus que par un besoin d’originalité, elle se veut libre de choisir « le geste du son ». L’univers dévoilé dès son premier album, April, en 2001, s’est précisé. La « plus que lente » comme la nommait alors délicatement Philippe Carles, a pris son temps. Cette fois elle n’évoque plus, comme sur le précédent Compass, les grandes « ladies of jazz », ni même la poésie d’ e. e. cummings, avec qui elle se sentait en osmose, mais reprend les mots d’Emily Dickinson (« Ashore at Last », « Sepal », « A Slash of Blue ») Emily Brontë (« Fall, Leaves, Fall »), Sara Teasdale, poétesses solitaires, toutes trois engoncées dans un XIXe siècle peu propice à la libération des femmes.

Mais rien ne saurait arrêter ou contraindre un imaginaire en action. A la lecture de ces vers libres si lumineux, l’émotion, la résonance furent immédiates ; elle a décidé de s’emparer de ces textes, de les mettre en musique. Elle enchante littéralement ces mots qui s’épanouissent en formes ouvertes, retraçant de la façon la plus épurée ces petits riens du quotidien. “In My Room“ est une adaptation du poème de Wallace Stevens “On the Surface of Things“ publié en 1919 : In my room, the world is beyond my understanding ;/But when I walk I see that it consists of three or four/hills and a cloud [2] Sensible à la ponctuation, sculptant les finales, les « t », prenant garde au rythme, à la musicalité des répétitions, elle chante en anglais, évidemment. Cette attirance pour cette langue, la musique des mots, elle nous la restitue en posant sa voix chaude et douce sur des musiques fines, avec un art de garder son souffle, de le dilater jusqu’à le laisser mourir dans un murmure, qui n’appartient qu’à elle. La griffe Abbuehl. Elle écrit à mots comptés, aérant son chant, maîtrisant l’espace sonore, apprenant à donner sa place au silence.

Ses complices l’entourent délicatement et servent au mieux l’écrin de sa voix, travaillant avec soin à l’élaboration de la matière sonore, accordant beaucoup de soin à l’improvisation, à l’expérimentation des sons, des mots, selon le contexte. Ainsi en est-il de Wolfert Brederode, pianiste néerlandais qui l’accompagne depuis trois disques, en jouant aussi de l’harmonium indien, et recrée le sens particulier de l’espace que recèle la musique indienne. Une idéale complicité s’est également tissée avec le trompettiste/bugliste Matthieu Michel, une révélation, extraordinaire pour l’extrême finesse de son jeu et de la mélodie qui sort de ses lèvres. Quant au tout jeune batteur finnois Olavi Louhivuori, il cherche et trouve de nouvelles couleurs chatoyantes qui parent la voix de la chanteuse. Si on prend le temps d’entrer dans le rythme déroutant de cette musique, Susanne nous emmène tout au bout de la nuit..

Ainsi s’achève de belle façon cette nouvelle édition de Jazz in Arles. Quel que soit l’effet « capitale culturelle européenne », la vaillante équipe du Méjan joue son rôle d’acteur culturel en défrichant inlassablement le terreau des musiques actuelles. Mettre en avant le spectacle vivant, aider les musiciens dans leurs projets même exigeants, tout cela fait partie du cahier des charges de cette association. Sans chercher à plaire au public, toujours heureux de découvrir cette programmation effervescente, audacieuse, inattendue. Vivante.

par Sophie Chambon // Publié le 3 juin 2013

[1Helen O’Connell et Bob Eberly avec Jimmy Dorsey et son orchestre jouèrent ce thème pour la première fois en 1943 dans un musical de la MGM, I Dood It, ou Mademoiselle ma femme, sous la direction de Vincente Minelli. Mais c’est Charlie Parker qui en fit un standard de jazz que devaient reprendre à leur tour Sarah Vaughan ou Anita O’ Day

[2« Dans ma chambre, le monde excède ma compréhension / Mais quand je me promène je vois qu’il se compose de trois ou quatre collines et un nuage. »