Scènes

Jazzdor et ses joyaux européens 🇩🇪

Quatre jours au Festival Jazzdor Berlin


© Ulla C.Binder

Au risque de casser un mythe, Berlin n’est pas aussi magique et accueillant que ce que l’on raconte. D’abord, y aller n’a rien d’une sinécure lorsqu’on a un minimum de conscience écologique. 10 heures de train, pas moins… parfois plus. Car les retards ferroviaires ne sont pas endémiques à la SNCF. 10 heures assises sur un siège au confort approximatif, ça laisse le temps de faire pas mal de choses. Dont effectuer des recherches un peu plus approfondies sur les causes de ma présence sur le territoire berlinois, à savoir la 16e édition du Festival Jazzdor Strasbourg-Berlin-Dresden.

Arrivée à l’est de Berlin, je découvre une ville qui semble coincée entre deux époques. L’âme encore marquée des utopies populaires des années 90, les bâtiments dégradés, tagués - parfois squattés - batifolent avec les gratte-ciels aux milles fenêtres et autres projets immobiliers démesurés.
Bagage déposé, visage barbouillé, Google Maps enclenché et le pas déterminé je m’empresse de rejoindre la chaleureuse équipe du festival et autres audiophiles pour un premier moment convivial à la Buvette. Ne vous méprenez pas, il s’agit d’un restaurant. Français, évidemment, symbolisant ainsi l’encrage franco-berlinois de Jazzdor.
Labellisé « Scène de musiques actuelles jazz à vocation internationale », Jazzdor met en lumière des projets et artistes singuliers, osant bousculer les codes de la création jazzistique et se jouant des frontières esthétiques, culturelles ou nationales.
Après une courte balade digestive, nous arrivons au Kulturbrauerei. Rénovée dans les années 90, cette ancienne brasserie aux briques rouges est devenue un lieu créatif et nocturne proposant une offre culturelle pluridisciplinaire. C’est ici et plus particulièrement dans la salle de concert Kesselhaus qu’a lieu le festival.

Tuba Trio © Ulla C.Binder

Le Tuba Trio de Michel Godard ouvre cette première soirée dans des atmosphères semblables à des systèmes climatiques tant les variations harmoniques et rythmiques fluctuent de façon naturelle. Avec une incroyable maîtrise de la respiration circulaire, Michel Godard fait des boucles mélodiques permettant à Florian Weber de se laisser aller à quelques fantaisies polytonales. L’imposante tessiture du tuba se marie parfaitement au jeu contemporain et malicieux du pianiste dont le lyrisme n’a de cesse de s’épanouir et s’intensifier au côté de l’élégance rythmique d’Anne Paceo. Sur le morceau « Tuba No Waiting », la batteuse se livre d’ailleurs à un solo à réveiller les morts et provoquera les applaudissements d’un public jusque-là très silencieux. Véritable cœur de ce trio, elle alimente et soutient brillamment le jeu des autres musiciens. Lorsque l’homme au tuba bleu empoigne son serpent, une mélancolie presque méditative s’installe. Leur performance se clôture par un swing moderne ponctué de silences mutins qui trouvent parfaitement leur équilibre avec une batterie énergétique et volubile.

Sophie Bernado Quartet © Ulla C.Binder

Puis c’est autour de la surprenante formation de Sophie Bernardo de prendre le relais pour abattre sa carte blanche et dévoiler son jeu. La musicienne fait partie de ces rares bassonistes qui ont décidé de se frotter au jazz. Même si le basson semblait à l’écart, les morceaux interprétés par le quartet racontent tour à tour des histoires qui oscillent entre légèreté et acuité. L’audace et la fraîcheur de la vibraphoniste Taiko Saito liée à l’ingéniosité de l’architecte sonore Joachim Florent apportent une intensité et une profondeur à la musique. Les glissandos du contrebassiste rappellent les ondulations mélodiques que l’on peut trouver dans la musique indienne. Mais c’est avant tout la douceur et l’ingéniosité de la vibraphoniste que l’on retient de ce concert.

Prospectus © Ulla C.Binder

Avec une programmation qui annonce innovation et expérimentation sonore, la seconde soirée s’ouvre avec le quartet Prospectus, lauréat de la promotion 2023 de Jazz Migration. Qu’elle soit à la flûte ou au saxophone, lorsqu’elle se met à jouer, Léa Ciechelski capte inévitablement l’attention. Créant des moments de tensions et de relâchement au gré de ses improvisations, elle colore les morceaux avec raffinement et vitalité. Lorsque son souffle se tresse à celui d’Henri Peyrous, des nuances harmoniques se dessinent, laissant se dégager un paysage sonore presque figuratif dont les mouvements suggèrent une sorte de désordre cosmique. Le jeu attentif et précis de Julien Ducoin (contrebasse) crée une stabilité mélodique et rythmique permettant aux souffleurs de construire des entrelacements harmoniques qui évoquent un esprit free. Esprit qui ne va faire que s’intensifier dans la seconde partie de soirée avec l’ONJ, Steve Lehman et leur Ex Machina.

ONJ & Steve Lehman - ExMachina © Ulla C.Binder

Présenté pour la dernière fois sur scène, ce projet explore l’interaction entre machine et humain. Regroupant presque une vingtaine de musiciens et quelques techniciens de l’IRCAM, ce big band des temps modernes s’est trouvé bien à l’étroit une fois sur scène. Des couches musicales s’entremêlent et s’entrechoquent, parfois filtrées par des logiciels qui apportent une dimension et une teinte complexe au son de l’orchestre. Ici, expérimentation rime avec rigueur et efficacité. Partition ouverte et Frédéric Maurin aux manettes, tout est précis, mais sans pour autant être figé.
Au fil des morceaux, le plaisir auditif ne fait que croître au travers des différentes textures qui se superposent tout en laissant suffisamment d’espace aux instrumentistes pour un peu de liberté. Une liberté déterminée, structurée, mais qui n’enlève en rien à l’imprévisibilité et l’expressivité de ces musiciens et en particulier de Jonathan Finlayson. Chacune de ses prises de souffle était d’une vigueur éblouissante. Il improvise une langue aussi complexe et qu’abordable. En particulier lorsque l’orchestre interprète « Jeux d’anches ». Morceau sur lequel le vibraphoniste répond avec panache à l’agilité du trompettiste. 

La troisième soirée nous propose un programme plus frais, créatif et téméraire. En première partie une proposition assez atypique du Marie Krüttli Trio : un unique morceau de quarante minutes. Une performance qui nécessite d’entrée de jeu une attention à laquelle personne ne s’était préparé. Oscillant entre douceur et densité chaque mouvement se charge intensément d’une pluralité de ligne mélodique créant des moments de tension rythmique pareil à des éruptions. Chacun des membres du trio pourrait être comparé à un des composants du noyau d’un atome à l’équilibre dynamique. D’ailleurs, une source sure m’a soufflé à l’oreille que leur prochain album devrait sortir en fin d’année chez Intakt Records.
Puis, les atomes ont laissé place à Axiome. Formation que le public semblait attendre avec impatience. Quoi de plus normal pour ce groupe créé par le batteur Dejan Terzic et composé de musiciens dont la réputation n’est plus à faire : Bojan Z au piano, Chris Speed au saxophone et Bänz Öster à la contrebasse. Entre écriture réglée et improvisation touffue, la musique est rapide et exigeante. On retient surtout les échanges entre Bojan Z et Chris Speed qui étaient à la fois vigoureux et époustouflants de musicalité. 

Bonbon Flammes © Ulla C.Binder

Enfin, c’est Bonbon Flammes et son imaginaire mexicains complètement déjantés qui clôturent cette soirée. Créé par le violoncelliste Valentin Ceccaldi, il s’agit de la première scène de cette toute jeune formation composée du guitariste Luis Lopes, le claviériste Fulco Ottervenger et le batteur Étienne Ziemniak. C’est donc à Jazzdor qu’ils inaugurent et dévoilent ce nouveau projet au titre aguicheur « Cavaleras Y Boom Boom Chupitos ». Et du boom boom, croyez-moi il y en a eu ! Leur univers musical se situe entre désinvolture, douceur apparente et explosion métal pouvant friser le bruitisme. Le tout est enrobé de cadences aux allures folkloriques qui à tout moment peuvent se transformer en jazzcore ou joyeux bordel. L’ambiance musicale m’évoque Happy Tree Friends tant les musiciens se jouent d’absurde et de contradiction pour créer un cosmos musical singulier et fascinant de facéties. 

Le festival se clôt en mettant à l’honneur la scène française. C’est le trio Lotus Flower du pianiste et compositeur Bruno Angelini qui ouvre le bal. Entre deux morceaux, il explique qu’en regardant un documentaire sur ARTE il est tombé sur une interview de Wayne Shorter qui - en parlant de sa composition « Lotus » - expliquait que le lotus est né dans des marais aussi sales et sombres que notre monde, mais que c’est la seule fleur qui nettoie cette même eau dans laquelle elle est destinée à rester. Poétique n’est-ce pas ?
Pour ce projet très engagé, Bruno Angelini est accompagné des prodigieuses saxophonistes Angelika Niescier (alto) et Sakina Abdou (ténor). Chaque titre s’inspire et rend hommage à une personnalité ou un artiste symbolisant des luttes et combats qui lui importent et l’inspirent tels que la lutte et le respect des droits civiques avec Rosa Parks et Nelson Mandela ou le militantisme écologique avec Berta Caceres et Bert Bolin. Chaque morceau semble être une toile préparée par le pianiste sur laquelle les saxophonistes viennent insérer images, formes et couleurs. Le mélange des tessitures des deux cuivres crée un relief sonore très intéressant. D’autant que les approches improvisationnelles des deux musiciennes s’opposent autant qu’elles se complètent. D’un côté on a le contrôle, le calme et l’élégance de Sakina Abdou, de l’autre l’énergie explosive, l’urgence expressive et le dynamisme débordant d’Angelika Niescer. 
Après quelques minutes de pause, c’est La Main qui prend tout en douceur le relais. Le trio d’origine de Gilles Coronado est ici accompagné de Sarah Murcia et Catherine Delaunay. Deux musiciennes que l’on avait eu le plaisir d’entendre deux jours auparavant au sein de l’ONJ. Une musique à la progression organique. À la batterie, Christophe Lavergne assure une section rythmique solide permettant quelques envolées lyriques.

Emile Parisien Quartet © Ulla C.Binder

C’est Émile Parisien et son quartet qui clôturent ce festival avec panache. Le mélange des genres est toujours aussi savoureux, et les prises de liberté aussi stupéfiantes. Faisant parfois preuve de malice à coup de silences bien placés et espiègleries harmoniques bien trouvées, ils parviennent à ranimer un public qui s’était presque endormi. La cohésion et l’écoute entre les musiciens permettent de créer des espaces où les styles et formes flirtent entre elles afin de créer un son unique et familier. Mention spéciale pour les morceaux « Ve 1999 » avec son tempo électro frisant les 120 BPM et « TikTik » qui illustrent bien l’atmosphère et le résultat des expérimentations musicales menées par ces quatre musiciens au sein de leur dernier album Let Them Cook.

Cette 16e édition du festival, est toujours signée Philippe Ochem. Le directeur de Jazzdor quitte son poste en 2025 et signera encore la 17e édition du festival à Berlin en juin 25 ainsi que la 40e édition du festival à Strasbourg en novembre 25. Entouré d’une équipe dynamique et bienveillante, cet homme au rire communicatif a donné ses lettres de noblesse à ce festival si sophistiqué et audacieux, qui comme chaque année nous a offert un panorama d’une scène jazzistique européenne éclectique, créative et fertile.