Scènes

Jazzdor à Budapest donne raison à l’Europe

Un festival rhénan à portée européenne dans un temple de la musique au coeur d’une capitale impériale danubienne. L’Europe au fil de l’eau.


Isabel Sôrling © Balint Hrotko / BMC

Le festival Jazzdor, vitrine du jazz français en Europe et lieu d’échanges permanents, inaugurait sa première édition hongroise, longtemps attendue. Philippe Ochem et Tamás Bognár (manager du label BMC et programmateur du club) se connaissent depuis une vingtaine d’années et les occasions de parler de la circulation européenne des artistes n’ont pas manqué. Aussi, comme il l’explique dans cet entretien, Philippe Ochem ; directeur de la SMAC Jazzdor de Strasbourg, cherche à diffuser l’esprit du festival Jazzdor en Europe. L’expérience du Jazzdor Berlin qui dure avec succès a été étendue à Dresde en 2022 et Budapest en 2023.

Philippe Ochem et Tamás Bognár © Balint Hrotko / BMC

Le principe est le même : choisir un lieu et des partenaires ouverts aux échanges et proposer une programmation en grande partie française avec des projets mêlant les musicien.ne.s locaux. Et le Budapest Music Center, un bâtiment et une structure exemplaires en Europe, a été l’écrin parfait pour cette première édition.

Le Budapest Music Center est situé à un jet de saxophone du Danube, non loin de la grande halle Rákóczi tér, emblématique de la capitale hongroise. Lieu privé dédié à la musique contemporaine, classique et au jazz, il abrite un auditorium très modulable, des studios d’enregistrement, une bibliothèque musicale, des salles de concert ou de réception, une immense terrasse, des chambres pour les artistes et au sous-sol le fameux Opus Jazz Club, dont la programmation est assurée par Tamás Bognár et l’organisation et les relations internationales par la dynamique et très européenne Csenge Hamod. [1]
Durant cinq soirées, devant un public nombreux et attentif qui remplira quasiment le club chaque soir, Jazzdor présente son festival, à raison de deux concerts par soir.
En ouverture, le groupe O.U.R.S du violoniste Clément Janinet sera suivi d’une rencontre inédite entre Vincent Courtois (cello), Sanne Rambags (voc) et Julien Sartorius (d). Il faut encore préciser une chose à propos de BMC, c’est l’existence du label BMC Records qui fait la part belle aux musicien.ne.s français depuis longtemps. C’est le fruit de l’attention portée par l’équipe à la scène française. D’ailleurs, pendant le festival, le saxophoniste Hugues Mayot (qui jouait dans O.U.R.S.) était en studio pour le mixage du prochain disque du projet Arbre Rouge à paraître sur ce label.

Ann O’Aro © Balint Hrotko / BMC

En ouvrant la seconde soirée, on apprend qu’il s’agit probablement du 2000e concert dans l’Opus Jazz Club. Le lieu fait restaurant en première partie de soirée et le concert commence sur la scène du fond au moment du dessert/café. On peut donc finir son verre en écoutant, repu, de la bonne musique. Quel meilleur état pour écouter attentivement de la musique ?
C’est le sextet international du guitariste hongrois Gábor Gadó et de la chanteuse Veronika Harcsa qui propose une musique très écrite, contemporaine et très fournie. Laurent Blondiau à la trompette, patiné par le temps, est soyeux comme un vieux whisky. Le violoncelliste Tamás Zétényi, qui vient du classique, est impressionnant. Malgré quelques longueurs dans le discours (et un morceau de Haendel qui tombe comme un cheveu dans le goulasch), le groupe termine le concert par un solo époustouflant de la violoniste Éva Csermák. Après une telle musique, dense et orchestrée, on aspire à la légèreté.

Mais le trio de la chanteuse Ann O’Aro n’est pas venu nous distraire, au contraire. Sans crier gare, avec la force des mots, d’une voix très personnelle et sans artifice, la chanteuse et autrice réunionnaise s’impose sur scène comme une évidence. Le trio constitué d’un trombone chanteur (Teddy Doris) et du percussionniste Bino Waro joue d’une grande dynamique et d’un bel équilibre. Rien n’est surjoué, tout est dans la retenue et dans la rage contenue. Le propos apparaît peu à peu et sans comprendre le créole, tout le monde ressent la douleur, les peurs et la résilience que la chanteuse exprime. Musicalement et à l’image de la culture réunionnaise, les influences se croisent, venues d’Europe, d’Afrique ou du large. La force et les expressions d’Ann O’Aro la rapprochent d’une Billie Holiday créole ou de Queenie (Stéphanie St Clair), femme gangster d’Harlem. Belle et forte découverte que ce trio.

Clara Däubler et Silke Eberhard © Balint Hrotko / BMC

Autre habitué du label BMC, le pianiste allemand Hans Lüdemann est à l’honneur de la troisième soirée qui débute pour son duo avec l’accordéoniste italien Luciano Biondini et se poursuit avec son TransEuropeExpress Ensemble, constitué de nombreux.ses musicien.ne.s européen.ne.s suivi.e.s par Citizen Jazz [2]. Tassé sur la scène, l’ensemble présente un nouveau répertoire et fait la part belle aux solistes. Tout le long du concert, la saxophoniste Silke Eberhard sera magistrale. On découvre une remplaçante à la contrebasse, Clara Däubler, une musicienne allemande qui a des choses à dire.
Pour finir le festival, un double plateau propose le solo (avec lumières et ingénieur du son) de la chanteuse (et pianiste et guitariste) Isabel Sörling suivi du quartet Aux Anges du saxophoniste Sylvain Rifflet.
Isabel Sörling a un parcours musical très riche et très ouvert, naviguant entre les expérimentations improvisées, la chanson folk, les standards et autres chansons des siècles passés, etc. Ici, elle présente un nouveau spectacle, seule en scène, à partir de textes qu’elle écrit sur des sujets personnels et sensibles. Sa voix folk, portée par la guitare ou le piano, joue entre tension et timidité mais reste le vecteur principal de ses émotions.

Sylvain Rifflet Quartet © Balint Hrotko / BMC

Enfin, la clôture du festival revient au saxophoniste Sylvain Rifflet et son répertoire Aux Anges, magnifié par les percussions originales de Benjamin Flament, la trompette de Yoann Loustalot (malgré un bras en écharpe) et la guitare du Hongrois Csaba Palotai, francophile convaincu. Entre la boîte à musique au rouleau perforé qui ouvre le concert et les ronflements droniques de la shruti box, le maître de cérémonie, en longue et belle jupe sombre, balance sur une pulsation terrienne, répétitive et souple. Cette musique en forme de vortex entraîne tout le monde et de l’avis des journalistes européen.ne.s invité.e.s ici, c’est le meilleur concert du festival. Confirmation ici également.

Aussi Jazzdor Budapest peut fièrement assumer cette première édition européenne et assez mixte (presque un tiers de musiciennes). Le public était au rendez-vous, la presse européenne invitée unanime sur le bien-fondé de cette initiative et toute l’équipe de BMC a fait en sorte que le lieu soit le meilleur endroit pour que s’y déroule le festival.

Tout cela est possible aussi parce que, aussi bien Philippe Ochem pour Jazzdor que Tamás Bognár et Csenge Hamod pour BMC, ce sont des personnes très souvent sur la route des festivals, butinant de pays en pays des noms d’artistes émergents, cherchant toujours à explorer et découvrir afin de proposer des concerts et/ou des disques surprenants.

par Matthieu Jouan // Publié le 16 avril 2023

[1Si une Cité du Jazz pouvait voir le jour en France, comme dans les autres pays d’Europe, on rêverait qu’elle ressemble au BMC.

[2On compte dans le groupe déjà 4 musicien.ne.s ayant fait la UNE du magazine : Silke Eberhard, Alexandra Grimal, Clément Janinet et Hans Lüdemann