Scènes

Jazzdor, le feuilleton citoyen (2)

La suite du festival Jazzdor était placée sous le signe de l’élégance et de l’image.


La suite du festival Jazzdor était placée sous le signe de l’élégance et de l’image.

« Si le jazz sonne comme du jazz, il devient comme une statue : immobile. Alors que l’intention du jazz est d’évoluer. […] Faire ce que nous faisons est une prise de risque. Mais c’est d’abord et surtout une chance. Vous devez faire votre coming out en tant qu’être humain pendant votre vie quand il n’y a pas de danger à l’horizon. C’est ce que nous faisons tous. Vous voyez, nous ne jouons pas de musique — nous dialoguons avec la vie. Ce n’est pas la même chose ! »

Voilà le discours très à propos que tient Wayne Shorter à Max Dax dans la très belle revue Electronic Beats, que je découvre sur une de ces merveilleuses terrasses berlinoises, bercée par la brise du mois de juin. Un concert réussi, c’est peut-être quand quelque chose, qui provient à la fois de l’être intérieur des musiciens et qui les transcende, fait musique. Quand tout d’un coup on ne nous parle plus seulement de sons, mais de vie.

C’est ce qui s’est passé hier soir avec Caravaggio. Que ce soit à travers des morceaux issus de leur dernier album ou de nouvelles compositions, Samuel Sighicelli, Benjamin de La Fuente, Eric Echampard et Bruno Chevillon se sont clairement resserrés sur l’essentiel. Amusant que, pour un groupe au son si dense et si électrique, la comparaison du funambule — sur un fil tendu au-dessus du vide, on ne fait jamais un mouvement de trop — reste pertinente. Leur inspiration est principalement cinématographique : The Shining, Dennis Hopper, Breaking Bad… Ils nous offrent une balade dans un univers sombre et chargé d’histoire(s). C’est l’image qui les intéresse, l’image dans toute sa puissance évocatrice. Ils nous ouvrent la porte d’un univers qui accroche l’auditeur dès les toutes premières mesures ; on est happé par le son, dont les textures sont sculptées à l’infini. Hier soir, ils ont rajouté des voix empruntées à The Shining et épuré leur côté rock progressif pour n’en garder que l’essentiel (et le meilleur) : l’énergie.

La force de l’image, c’était aussi celle du duo Beñat Achiary-Erwan Keravec, qui, depuis leurs terres respectives, font jaillir un chant ancestral et humain. Même si cette rencontre improvisée entre Pays basque et Bretagne a fait fuir certains, il y a quelque chose d’émouvant dans les sons profonds qui naissent des entrailles de Beñat et de la cornemuse d’Erwan. Impressionnants de virtuosité, ils donnent l’impression de pouvoir tout faire avec leurs instruments respectifs, la seule limite étant celle de l’espace scénique.

Le deuxième fil de ces deux derniers jours (mercredi-jeudi) est celui de l’élégance, avec la finesse poétique de Synaesthetic Trip, le quartet d’Edward Perraud, et la fougue princière du trio à cordes de Théo Ceccaldi. Ce dernier dessine à traits tranchants une poétique volatile, où les choses se dérobent et se reconstruisent sans cesse — à nous, alors, de nous laisser faire — tandis que le premier groupe peint par petites touches, à partir de rythmes délicats, des tableaux d’une finesse mélodique remarquable. Les deux concerts étaient très réussis. Aux côtés d’Edward Perraud, le trompettiste Bart Marris, le contrebassiste Arnault Cuisinier et le pianiste Benoît Delbecq sont les partenaires idéaux : outre que ce sont des instrumentistes impressionnants, ils ont tous une intelligence sensible du moment. Il faut découvrir Bart Maris ! Et entendre les prouesses de Delbecq (par exemple sur Circles and Calligrams).

Enfin, le troisième fil est celui de l’échange franco-allemand avec, dans des registres très différents, Die Hochstapler et le T.E.E. Ensemble du pianiste Hans Lüdeman. La première formation (qui comprend les Français Pierre Borel et Louis Laurain) rend un bel hommage aux mondes libres d’Ornette Coleman et Anthony Braxton ; le second propose une écriture orchestrale contemporaine ciselée.