Chronique

Jazzwerkstatt Peitz 50

Jazzwerkstatt Peitz 50

Label / Distribution : Jazz Werkstatt

« Jazzwerkstatt », autrement dit « atelier jazz » est un sigle apparu l’été dernier à l’occasion du « Jazzwerkstatt Peitz 50 », en réalité le cinquantième atelier d’un festival qui se situait à l’origine à Peitz, en Allemagne de l’Est, avant la chute du mur. Ce festival, fondé par Peter Metag et Ulli Blobel, s’est tenu dans cette ville de 1973 à 1982. Placé sous le signe du jazz et de la musique improvisée, il a repris en 2011, mais se déroule désormais dans plusieurs villes allemandes - au premier chef Berlin, évidemment. On y trouvait plusieurs « ateliers » (workshops) par édition, d’où le chiffre de 50 qui présidait cette année à la manifestation, et le coffret publié à cette occasion. Celui-ci regroupe quatre CD, et y ajoute des informations sur le festival 2013.

Tout cela peut paraître un peu confus, et je dois dire que j’ai eu un peu de mal à me repérer dans ce qui se présente à la fois comme un label très diversifié et comme le nom d’une manifestation de type festival, mais numérotée en ateliers successifs, le tout présenté délibérément (et intelligemment, à mon sens) en allemand, ce qui rend la chose encore plus délicate pour un lecteur français peu habitué à cette langue.

Dans ce beau coffret figurent des enregistrements inédits réalisés à Peitz dans les années 1980 - 1982 ainsi qu’un catalogue servant à la fois d’information sur les groupes programmés en juin 2013 à Berlin et de liste de référence du label. Le tout enveloppé dans un design repérable et soigneusement pensé, signé Chris Hinze. De ces quatre CD, nous avons d’abord écouté le n°3, car il contient un rare duo entre le guitariste Bill Connors et le contrebassiste français tant regretté, Jean-François Jenny-Clark, dont les enregistrements sous son nom sont trop rares. Prédécesseur d’Earl Klugh et d’Al di Meola au sein de Return to Forever, Connors fut d’abord influencé par l’écoute de Django Reinhardt, mais préféra quand même la guitare électrique avant de se tourner vers l’acoustique en 1974, pour son premier disque chez ECM. On lui doit un bel enregistrement avec Julian Priester chez ECM encore, et ce duo avec JFJK, totalement inédit : trente minutes exemplaires, une écoute miraculeuse, le son et les déboulés de Jean-François plutôt bien restitués, une aubaine.

Aubaine également que le solo de Walter Norris, enregistré le 21 juin 1981. Mort en octobre 2011, Norris était né en 1931. Actif et connu sur la côte Ouest, il a été le pianiste du quartet de Jack Sheldon et figure aussi sur le premier disque d’Ornette Coleman. Il a connu une très relative célébrité avec The Trio (Riverside, avec Billy Bean et Hal Gaylor), puis travaillé au sein du Thad Jones-Mel Lewis big band avant de rejoindre Charles Mingus en 1976. Il s’est installé à Berlin en 1977, après la fameuse anecdote : il aurait un jour appelé Mingus « Charlie », ce qui l’aurait fait immédiatement exclure de l’orchestre… D’où cet exil, soi-disant par peur de Mingus ! Il a laissé, entre autres, un beau récital solo dans la série Maybeck Recital, et cette trace laissée à Peitz en 1981 fait entendre un vrai virtuose, habile des deux mains, très à l’aise, par exemple, dans une reprise de « Giant Steps ».

Plus que précieuse aussi la trace du concert du 16 mars 1980, qui réunit Barre Phillips, John Surman et la voix d’Aina Kemanis sous le titre Journal Violone (Part I - IV). Mieux qu’une trace, un grand moment de musique à trois qui montre bien que les codes de la musique improvisée datent de cette époque, et que si l’on s’attache à telle ou telle performance (et donc moins à d’autres), c’est toujours pour les mêmes raisons : quand ça fonctionne, il y a de l’écoute, du respect, de l’attention, le souci de fabriquer de la musique et non pas seulement d’envoyer du son ; je dirais même, sans doute, une certaine préparation de l’acte musical. Au bout du compte, dans ce qu’on pourrait nommer un « non rapport » (chacun restant en lui-même et dans son univers), il y a quand même, parfois, le sentiment qu’une jouissance s’atteint. En revanche, il y a parfois aussi, hélas, la certitude de la brutalité de la chose. On y reviendra peut-être un jour, car s’il y a « acte » dans l’improvisation à plusieurs, il doit bien avoir rapport avec celui de l’amour. Thème que nous avons abordé ailleurs à propos d’Ornette Coleman et de Spinoza.

Ce troisième CD mérite donc à lui seul (et très largement) l’élection. Et le quatrième, qui fait découvrir trois autres extraits des concerts des années 80 à 82, ne dépare pas dans la série. On remarquera que le jazz ainsi entendu (rappelons que nous sommes en RDA dans les années 80) avait bien une valeur et une fonction subversives. Et les musiciens le savaient. D’ailleurs, il faudrait examiner en détail les raisons qui ont fait que les ateliers de Peitz ont été « fermés ».

Au total - il faudra y revenir - ce nouveau label, qui reprend des LP anciens et épuisés mais offre aussi des inédits et des nouveautés (voir notre chronique du disque de Steve Lacy) publie aussi des disques vinyles. Il ne s’arrête pas au jazz ou aux musiques improvisées, puisqu’on y trouve aussi des éditions rares d’interprètes de musique classique, le mieux étant encore d’aller voir le catalogue complet ici. Attention, certains CD sont déjà épuisés.

par Philippe Méziat // Publié le 6 janvier 2014
P.-S. :

Walter Norris (p), Barre Phillips (b), John Surman (saxes), Aina Kemanis (voice), Bill Connors (g), J-F Jenny-Clark (b), Uwe Kropinski (g), Marcio Mattos (b), Harry Beckett (tp, bugle), Harry Miller (b), Louis Moholo (dm), Joe Sachse (g), Manfred Hering (ts), Wolfram Dix (dm), Ken Hyder (dm), Ted Emmerett (tp), Paul Rogers (b)