Chronique

Jean-Pierre Como

L’Ame Soeur

Jean-Pierre Como (p), Pierre Bertrand (dir), Paolo Fresu (tp, bugle), Sylvain Beuf (ts, ss), Christophe Giovaninetti (vl solo), Dario Deidda (b), Minino Garay (perc). Orchestre : Anne-Cécile Cuniot (flûtes), Stéphane Chausse (cl, cl basse), Alain Mussafia (basson), Dominique Brunet (tp, bugle & piccolo), Vladimir Dubois (cor), Irina Dopon (cor anglais & hautbois), Philippe Georges (tb), Didier Havet (tba), Marc Vieillefon, Guillaume Barli, Christian Brière, Jean-Claude Tcheurekjian, Christophe Fernandez (vl), Igor Kiritchenko, Yan Garac (violoncelles), Jean-paul Minali Bella, Michel Michalakakos, Nicolas Carles (alto), Sylvain le Provost (cb), Pablo Mainetti (bandonéon)

Label / Distribution : Nocturne

A une époque où le disque est en crise, la sortie d’un album à la croisée des chemins du jazz et de la musique classique, combinaison d’un septet et d’un orchestre de vingt musiciens, peut sembler pure folie. Réjouissons-nous de trouver encore des équipes [1] capables de mobiliser énergie et persévérance pour faire aboutir un projet d’envergure à l’ambition artistique revendiquée tel que celui-ci.

Tout le disque se caractérise par un imposant travail d’écriture, fruit de la collaboration entre Jean-Pierre Como, auteur des compositions originales, et Pierre Bertrand, co-directeur du Paris Jazz Big Band. Les deux hommes ont retravaillé ensemble les morceaux, puis Pierre Bertrand en a signé les arrangements, ainsi que la direction de l’orchestre.

L’Ame soeur, c’est bien sûr la suite du même nom, en trois mouvements, composée de 1996 à 1999 au fil de la maladie de la soeur de Jean-Pierre Como, qui a conduit à sa disparition. Une suite-hommage évidente, à écouter en tant que telle, mais dont la portée va bien au-delà de la thérapie personnelle ou du travail de deuil.
Cette superbe et poignante composition parlera de façon universelle à tous ceux qui ont fait l’expérience de la perte, grâce à un rendu dense et complexe de la palette des émotions humaines, autorisé ici par la dimension littéralement extraordinaire de l’orchestre. Grâce à la dimension et la richesse de ce dernier, en effet, P. Bertrand a écrit des arrangements constitués de plusieurs strates émotionnelles.

Avant la suite elle-même, trois pièces, également co-écrites par Como et Bertrand, permettent déjà d’appréhender le superbe travail d’arrangement réalisé sur ce projet - en particulier sur « Riccordo », déjà entendu en quartet sur l’album précédent de Como Scenario ; il garde ici sa conception visuelle et cinématographique mais échange sa légèreté fellinienne contre une structure plus étirée, plus cérémonieuse, plus aérée.

Ainsi, lorsque le coeur de l’album, la suite « L’Ame soeur » proprement dit, débute, l’auditeur est déjà imprégné de l’univers unique du disque, de cette musique située au-delà du jazz, très écrite et très structurée.

Le premier mouvement, « Dialogue », qui évoque justement le dialogue entre le frère (le piano de Como) et la soeur (interprétée ici par le saxophone de Sylvain Beuf) est constitué de questions-réponses entre les deux instruments qui, souvent, reprennent tour à tour les mêmes motifs. Mais tandis que le piano est fréquemment seul à égrener accords et arpèges, les réponses du saxophone sont soutenues par de lentes et majestueuses sections de cuivres qui renforcent la gravité de l’échange.

La richesse et la diversité des arrangements se manifestent encore davantage dans le second mouvement, « Espoir », le plus intense, celui où cohabitent les émotions les plus contradictoires. Le temps de l’espoir, c’est celui où l’on accepte la présence de la maladie tout en refusant encore l’inéluctabilité de son issue fatale. Le mouvement débute par le piano seul, progressivement mis en relief par les cuivres et bois en arrière-plan. Alors que le piano reste calme et rationnel, l’arrangement induit une certaine gravité, une certaine tension dramatique dans le propos. C’est la formulation de mots d’espérance, mais si ténus que l’on n’ose y croire soi-même. L’espoir lui-même est symbolisé par Paolo Fresu, peu de temps après le début du mouvement, dans un passage plutôt enjoué, au rythme chaloupé, simplement contrasté par de ponctuelles attaques de cordes saccadées rappelant que cet espoir pourrait n’être qu’illusoire. Toute la suite du mouvement n’est qu’une progression crescendo vers un maelström d’interrogations sans réponse, soutenues par des percussions aux rythmes tribaux évoquant la pulsation vitale. Et, toujours, de solennelles nappes de cordes et de cuivres représentant un certain optimisme cohabitent - parfois simultanément - avec des attaques plus sèches et courtes, évoquant une certaine frénésie de l’espérance.

Le dernier mouvement, « L’Adieu », est plus apaisé et à l’image du champ de coquelicots de la pochette, symboles de la consolation. Il exprime l’acceptation de la fin ; Como et Bertrand parviennent à mettre en musique la douleur de la séparation sans tomber dans le piège du larmoyant. Mais c’est tout de même le coeur gros que l’on quitte le frère abandonné tandis que celui-ci joue lentement, seul au piano, le thème récurrent de la suite. Puis celle-ci se clôt par une sombre et courte nappe de cordes, tel un tomber de rideau définif.

Et l’on reste seul, la gorge serrée, avec son propre vécu, ses propres émotions rappelées ici par une musique splendide et universelle qui parvient à la perfection à faire ressentir ce qui se trouve au plus profond de chacun.

par Arnaud Stefani // Publié le 18 novembre 2006

[1et notamment ici le soutien de la Fondation BNP Paribas