Tribune

Jean-Pierre Moussaron : pour l’amour du jazz…

Nous venons d’apprendre le décès, mardi 2 octobre 2012 à Bordeaux, des suites d’une grave maladie, de l’écrivain Jean-Pierre Moussaron. Le jazz figurait, aux côtés de la littérature, de la peinture, de la philosophie et de l’art en général comme l’un de ses objets de prédilection.


Nous venons d’apprendre le décès mardi 2 octobre 2012, à Bordeaux, des suites d’une grave maladie, de l’écrivain Jean-Pierre Moussaron. Le jazz figurait, aux côtés de la littérature, de la peinture, de la philosophie et de l’art en général comme l’un de ses objets de prédilection.

Jean-Pierre Moussaron

Agrégé de Lettres classiques, professeur émérite de Littérature française à l’Université Michel de Montaigne (Bordeaux III), directeur de programme au Collège International de Philosophie (CIPh) de 1989 à 1995 - période pendant laquelle il a dirigé à Bordeaux le séminaire « Art et Représentation » sous le patronage de Jacques Derrida, Michel Deguy et Philipppe Lacoue-Labarthe [1], Jean-Pierre Moussaron était également considéré dans la « jazzosphère » et à Jazz Magazine, où il a longtemps œuvré en amitié avec Philippe Carles, dès le milieu des années 1970, comme l’une des voix neuves de la critique de jazz française ; il est l’auteur, dans ce champ spécifique, de deux ouvrages : Feu le free ? et autres écrits sur le jazz (Belin, coll. ”L’Extrême contemporain”, 1990) et L’Amour du jazz (Galilée, coll. ”Débats”, 2009).

Il a participé aux diverses éditions du Dictionnaire du Jazz chez Robert Laffont (1988, 1994 et 2011) et fait partie du comité de rédaction de la revue annuelle L’art du jazz, fondée et dirigée par son ami Francis Hofstein. Il est en outre l’instigateur et le (co)directeur d’une somme critique et multiple sur le cinéma américain : Why Not ? (Rouge Profond, 2002). Son dernier ouvrage, Les blessures du désir, Pulsions et Puissances en jazz vient de paraître aux éditions Alter Ego.

Son ami Philippe Méziat, collaborateur de Citizen Jazz, nous livre ce témoignage, à l’annonce de son décès :

« Jean-Pierre a connu Roland Barthes (vers la fin de sa vie) ; ils parlaient beaucoup musique évidemment, et il avait réussi à lui faire écouter un peu de jazz ! Il croyait aux maîtres, comme il le disait si souvent, et il en fut un aussi pour plusieurs générations d’étudiants.

Il a bien connu Derrida aussi, en particulier au moment où il a écrit sur Ornette Coleman et même fait une performance avec lui à La Villette, sous les sifflets de quelques-uns… Il l’a souvent accueilli à Bordeaux pour des présentations de livres.

Il était très ami avec Michel Deguy, à qui il a consacré plusieurs ouvrages. De même, parmi ses amis d’études figurait Philippe Lacoue-Labarthe, et figure encore Jean-Luc Nancy.

Quand il enseignait la littérature à Bordeaux III, ses élèves étaient « fans » de lui, c’était un enseignant généreux, très travailleur, drôle, un peu entre Rabelais et Flaubert. Il aimait le verbe, l’improvisation, il avait du souffle, de l’audace, de l’invention verbale. Son fond de culture et de référence restait le structuralisme. Il savait communiquer ses passions. Et, entre autres, dans la lignée de Flaubert et de quelques autres, cette passion si rare qui consiste à savoir dépister sans relâche la bêtise.
Il a beaucoup écrit aussi sur le cinéma (américain, mais pour lui c’était un pléonasme), la peinture, la littérature évidemment, avec comme auteurs de prédilection Flaubert, Proust, Beckett.

Je ne l’ai vraiment connu que sur le tard, à partir de 1989, alors qu’il écrivait pour Jazz Magazine depuis 1975 environ. Il m’a tout de suite encouragé à écrire et fait entrer dans le « club Jazz Mag ». Ses conseils, précieux, visaient toujours à alléger les textes. Paradoxe, en un sens, lui qui aimait tant les notes de bas de page, mais paradoxe soutenu avec vaillance. Alléger et approfondir en même temps.

Je lui dois beaucoup. C’était un lecteur attentif, il ne laissait rien passer. Un grand « écouteur » aussi. Et, contrairement à l’image qu’on se fait d’habitude des « intellectuels », tout chez lui passait d’abord par le corps, par l’émotion. Ensuite cette émotion était transcrite de façon associative jusqu’à évoquer les grands textes poétiques, philosophiques, etc. Mais jamais il ne procédait à l’inverse, et jamais ne cherchait l’effet universitaire. On pourrait dire, en reprenant la formule célèbre des empiristes, que rien chez lui ne parvenait à l’esprit qui ne soit passé d’abord par le corps. Ecouter un disque ou un morceau avec lui, c’était d’abord (dans les cas de choc, ou d’émoi) le voir (et nous voir) touchés jusqu’aux racines pileuses, puis tenter de rendre compte de cette émotion avec des mots, puis pousser la chose plus loin en écrivant, et de là « remonter » (c’est le mot, comme chez Platon) jusqu’aux références textuelles, en incluant dans la notion de « texte » le jazz lui-même, la peinture, la poésie, la philosophie, etc. C’est ce qu’il appelait, et ce qu’on appelle, « pousser » une idée jusqu’à ses extrêmes. Et pour cela, le dialogue était souvent, entre nous, une manière d’avancer. Vous comprenez donc qu’il me manque… Mais en même temps, cette manière de faire, je l’ai intériorisée. Donc il me manque, mais il me reste.

Par suite, on lui a beaucoup reproché, dans les milieux de la critique de jazz dite « lisible », ou « musicologique », une écriture jugée lourde, à cause des notes, des références, et ainsi de suite. Il ne figure pas dans le livre Les années Jazz Magazine, ce qui est un scandale…

Philippe Carles l’aimait beaucoup, et il a fait tout ce qu’il a pu dans les années fastes pour le publier, parfois sous forme de chapitres successifs.

« Feu le Free ? » avait été bien apprécié en son temps. Mais Jean-Pierre n’était pas parisien, cela lui a beaucoup porté tort, il n’a eu droit à l’époque qu’à un entretien avec Malson et Gerber. Récemment, il s’était beaucoup rapproché de ce dernier, même s’ils ne se voyaient jamais.

Son deuxième tome de L’amour du jazz, rebaptisé Les blessures du désir, Pulsions et Puissances en jazz, a été publié grâce à Michel Arcens et Joël Mettay aux éditions Alter Ego, vous allez bientôt pouvoir le lire. Il contient des passages de pure poésie tout à fait fascinants, magnifiques, des lignes qui, sorties de leur contexte feraient d’étonnants poèmes en prose.

Quand on parle de « jazz vif », c’est un peu à lui qu’on doit (qu’on le sache ou pas) cette expression.

On peut lire aussi, à propos de Jean-Pierre, ce que lui a consacré Claude Chambard sur son site, Un nécessaire malentendu


par Philippe Méziat // Publié le 5 octobre 2012

[1On lui doit : La Poésie comme avenir. Essai sur l’œuvre de Michel Deguy (Le Griffon d’argile [Québec] & Presses universitaires de Grenoble, coll. ”Trait d’union”, 1992), Limite des Beaux-Arts, en deux tomes : 1 : À défaut – la Littérature, et 2 : Arts et philosophie mêlés (Galilée, coll. “La Philosophie en effet”, 1999 & 2002), mais encore la direction du Grand Cahier Michel Deguy (Le Bleu du Ciel, 2007), et celle auparavant du n°10 (“Modernités Esthétiques”) de Rue Descartes, la revue du CIPh (Albin Michel, 1994).
Jean-Pierre Moussaron a aussi publié de nombreux articles dans Critique, Po&sie, Futur Philosophie, Romantisme, Poétique, Le Nouveau recueil, Digraphe, Première livraison, Rue Descartes, Les Temps modernes, les Cahiers Flaubert, Eidôlon, Travail Théâtral, L’Animal, Lignes, La Cause freudienne etc., a participé au Cahier de l’Herne consacré à Jacques Derrida (2004) et collaboré, durant douze ans (1996-2008), à la revue Modernités émanant, au sein de l’université Michel de Montaigne, du « Centre de recherches sur les modernités littéraires » ; par la suite, il a continué à participer au séminaire et à y publier des textes.