Jerry Garcia / Howard Wales
Hooteroll ? +2
Jerry Garcia (g, voc), Howard Wales (org, p), John Kahn (b), Curly Cook (g), Bill Vitt (dms), Michael Marinelli (dms), Ken Balzall (tp), Martin Fierro (sax, fl), Roger Torres (b, voc), Jim Vincent (g), Jerry Love (dms)
Label / Distribution : Douglas Records
Si la réédition en 2010 de ce disque datant de 1971 ne constitue pas un événement majeur dans l’agenda musical du moment – sauf peut-être au sein de la confrérie des Deadheads [1] toujours à l’affût des preuves de la créativité de Jerry Garcia, leur guitariste adoré – il mérite néanmoins qu’on s’attarde sur les circonstances de son enregistrement, en 1970, en raison de la place particulière qu’il occupe dans le grand chapitre de la musique californienne à partir de la seconde moitié des années 60. Un peu d’histoire nous aidera en effet à mieux comprendre pourquoi Hooteroll ? +2 constitue un précieux témoignage [2] qui ne s’adresse pas qu’aux fans les plus ardents.
1970 donc. Le Grateful Dead, dont les cinq membres historiques [3] s’étaient d’abord réunis sous le nom de Warlocks, vient de connaître cinq années de pure folie sur les hauteurs de San Francisco, dans le quartier de Haight-Ashbury. Le groupe, désormais hissé au rang de légende, est devenu l’emblème d’une époque marquée par une effervescence artistique sans précédent (et sans suite très probablement) qui débordera très largement du cadre strictement musical.
Car c’est toute une société hallucinée, refusant une Amérique qui s’embourbe au Viêt-Nam, qui se met en mouvement, comme l’a très bien décrit le regretté Alain Dister dans son livre consacré au groupe [4] : au menu de son cocktail parfois incertain et souvent dangereux, les écrits de la Beat Generation, le rock psychédélique, les religions indiennes et tibétaines, l’esprit libertaire et les philosophies hippies du retour à la nature, l’amour libre et l’usage immodéré des drogues, ces dernières entraînant pour beaucoup de douloureux voyages sans retour [5], bien au-delà des acid tests qui avaient pu ensorceler les nuits de ceux qui croyaient trouver en Jerry Garcia et ses complices les porte-parole de leur conscience orpheline. Au point que le guitariste apparaissait pour bon nombre d’entre eux comme un gourou, voire un père d’adoption.
Après trois albums studio [i] qui ne traduisaient pas vraiment la folie du groupe sur scène, même s’ils sont aujourd’hui à considérer comme essentiels, le Grateful Dead venait de publier un double album, Live Dead, qui demeure une des pierres angulaires de sa foisonnante discographie [6]. Etrangement, cette somme hallucinée enregistrée en 1969 et sur laquelle brille une longue composition magique appelée « Dark Star » n’aura pas vraiment de suite puisque le groupe choisira de déposer quelque temps les armes avec deux albums studio d’une toute autre tonalité, entre folk rock, blues et country : Workingman’s Dead et American Beauty, pivots qui font toujours l’objet de discussions enfiévrées [7].
C’est à ce moment (et avant de s’engager sur un chemin nettement plus balisé mêlant rock, blues et longues séquences d’improvisations tout au long de concerts marathons, qui sera le sien jusqu’à la fin et fera l’identité du groupe) que le Grateful Dead, épuisé, décide de s’accorder une année de repos. Jerry Garcia, incapable de s’arrêter, choisit alors de prendre un peu le large et de se tourner vers d’autres contrées, à la rencontre de ce qui se fait de mieux sur la Côte Ouest. On le verra ainsi collaborer, lui le passionné érudit de folk, de bluegrass, de gospel mais aussi de jazz [8], véritable boulimique de musique, avec le Jefferson Airplane, qui est peut-être, à un degré moindre, l’autre formation emblématique de cette époque, sur Blows Against The Empire, avec Crosby, Stills, Nash & Young mais aussi David Crosby qui publie son premier album solo, If Only I Could Remember My Name. C’est à cette époque qu’il enregistre pour la première fois sans le Grateful Dead, cette fois en collaboration avec l’organiste Howard Wales.
Ayant invité le producteur Alan Douglas à venir l’écouter dans cette nouvelle formation, Garcia a la surprise de se voir proposer d’enregistrer ; de plus, Joe Smith, patron de Warner Bros - avec laquelle le Dead est alors sous contrat -, donne aussitôt son aval alors qu’il aurait très bien pu s’y opposer. Quelques semaines plus tard le disque est mis en boîte aux studios CBS de San Francisco. Wales et Garcia sont ensuite enrôlés dans un Hooteroll Tour et partagent l’affiche avec un autre artiste de l’écurie, un certain John McLaughlin, récent auteur d’un disque fondateur intitulé My Goal’s Beyond. Dix dates au programme et un ultime concert en janvier 1972 au Palace Theatre de Providence, dont sont extraits les deux inédits de cette réédition. Voici, résumée, la vie d’une collaboration qui ne manque pas de charme.
Éphémère, comme on vient de le voir, elle est intéressante en ce sens qu’elle nous présente un Jerry Garcia totalement épanoui. Non que le Grateful Dead ait été pour lui un carcan, loin s’en faut, mais la tonalité plus jazz de sa collaboration avec Howard Wales lui permet de laisser encore plus libre cours à son imagination et, surtout, de mettre en valeur ses qualités d’improvisateur. On savait bien sûr, depuis les longues chevauchées psychédéliques des années précédentes, qu’il était parfaitement à l’aise dès lors qu’il s’agissait de s’envoler vers l’inconnu et d’emmener le groupe toujours plus loin, mais avec Hooteroll, on le retrouve dans un état de liberté gracieuse parfaitement soulignée par le jeu piquant et stimulant de l’organiste ; un enthousiasme qui ne sera pas sans conséquence sur la suite de son parcours. Il est en effet évident, quand on écoute le Dead de 1971 ou 1972, que cette expérience a nourri son jeu et lui a ouvert de nouvelles perspectives sans entraves ; celles qui contribuent à faire du Dead un groupe décidément pas comme les autres.
Les deux bonus proposés sur cette réédition sont à considérer de manière un peu séparée : « She Once Lived There », ballade chantée par Garcia, a des accents nostalgiques qui évoquent très nettement ses futures compositions, surtout celles qu’il vient d’enregistrer pour son premier vrai album solo, mais aussi ce qui constituera son identité pendant près de 25 ans avec le Grateful Dead ; quant à « Sweet Cocaine », c’est un long blues où la guitare de Jerry Garcia, au meilleur de sa forme, entame un dialogue fiévreux avec l’orgue de Wales. De belles minutes qui transpirent d’une joie d’être au cœur de la musique, au plus près des passions qui habitent les deux artistes depuis leur jeunesse.
A défaut de proposer une musique révolutionnaire, Hooteroll nous invite avant tout à nous pencher sur une longue page d’histoire dont les multiples virages continuent de susciter une véritable fascination pour un homme habité qui aura voué toute sa vie à la musique jusqu’au bout (le dernier concert du Grateful Dead s’est déroulé le 9 juillet 1995, soit un mois exactement avant la mort de Garcia).
Pas étonnant qu’un musicien tel que Lionel Belmondo, dont on connaît l’appétit pour toutes les formes de musique, travaille en ce moment sur un projet appelé Dead Jazz, dont le nom nous laisse deviner quel répertoire il mettra en valeur… Cette histoire est loin d’être terminée…