Portrait

Jessica Pavone, la positive altitude


Remarquée dans de nombreux projets et autant d’orchestres depuis le début du siècle, l’altiste Jessica Pavone est de ces musiciennes insaisissables, à qui l’on à peine à coller une étiquette. Si l’on voulait être direct et définitif, on pourrait dire qu’elle représente en cela une sorte de quintessence de l’artiste new-yorkaise, dans l’idée qu’on s’en fait, à l’instar par exemple, dans une génération différente, de Zeena Parkins. Artiste radicale aux collaborations multiples, il semble nécessaire de dresser un portrait de cette artiste qui mène depuis vingt ans une carrière des plus remarquables.

De ce côté-ci de l’Atlantique, c’est sans doute d’abord dans un disque de Taylor Ho Bynum que le violon alto de Jessica Pavone a été remarqué. Paru en 2006 chez HatHut, Asphalt Flowers Forking Paths est un des premiers sextets du corniste, qui a illustré pas mal d’artistes de cette famille : au côté de Jessica Pavone, qui s’extrait avec douceur du chaos électrique de Mary Halvorson, on trouve déjà Tomas Fujiwara et Matt Bauder, autant d’artistes qui joueront avec Anthony Braxton dans la première décennie du siècle, notamment dans les orchestres de la Ghost Trance Music. Le jeu de Pavone est déjà assez reconnaissable, avec cet archet languide qui aime la répétition, et ce feulement des cordes aux franges du silence qui agit comme un pôle d’attraction. Plus tard, en 2007, dans le double quartet de William Parker (Alphaville Suite, paru chez RogueArt), elle aura un rôle similaire, quoique beaucoup plus classique, celui d’un ancrage dans le fonctionnement interne de la machine, mais aussi son grain de sable, son potentiel déraillement.

Née à New York il y a à peine plus de 40 ans, Jessica Pavone a apprivoisé sa propre musique et son univers, notamment à travers Army of Strangers, un disque paru en 2011, avec le batteur Harris Eisenstadt, autre figure atypique de la scène étasunienne. Le disque, sombre, parfois irrespirable, dévoile un univers qui se passionne pour l’électricité, l’électronique et plus globalement les musiques de marge. La guitare de Pete Fitzpatrick - qu’on retrouve, sans surprise, dans le Positive Catastrophe de Bynum… - joue à cache-cache avec un alto inquisiteur, dans ce qui pourrait relever d’une finesse très poétique, n’était la base rythmique du quintet, avec Eisenstadt et le bassiste Jonti Siman qui rivalisent d’une puissance héritée du metal. Ni fusion ni tentative musculeuse de donner à une musique très contemporaine des oripeaux rock, Army of Strangers est un disque qu’on peut considérer comme un objet à part, lié à une musicienne sans concession qui trace sa propre voie.

Il en va de même pour son duo avec Mary Halvorson, qui a marqué le début de carrière des deux musiciennes. Commencé en 2005 avec Prairies, difficilement trouvable, et malgré un Calling All Portraits en quartet avec Ches Smith, c’est lorsqu’elles se retrouvent toutes les deux que la magie opère. En 2009, paraît Thin Air qui témoigne de l’attachement de Pavone et Halvorson pour des figures comme Robert Wyatt (« Thin Air ») ou pour toute une scène underground new-yorkaise, voire cette scène de Canterbury qui irrigue l’imaginaire de cet orchestre. Le propos est parfois volontairement discordant, dérangeant, et permet de juger de la capacité de ces artistes à aller chercher les limites de leur instruments dans le contexte très contraint de la chanson ; plus tard, en 2011, le duo fait paraître Departures of Reasons qui, à bien des aspects, est leur alliance la plus réussie. Sur le formidable « The Object of Tuesday », c’est tout un arrière plan de la pop expérimentale des années 80-90 qui rejaillit dans le subtil mélange des cordes, tout en prenant parfois des aspects de musique Renaissance.

Pavone comme Halvorson chantent, souvent comme une sorte de ponctuation, de respiration dans le dialogue des instruments (« Saturn »), dans ce qui préfigurera le Code Girl de la guitariste. Pour Pavone, ces approches aux confins de la pop deviennent un flux parmi d’autres, qui va nourrir sa musique orchestrale au sein de formations de cordes, tel qu’elle l’a commencé chez Tzadik avec le très beau Songs of Synastry and Solitude paru en 2009 et qui s’inspire de l’oeuvre de Leonard Cohen (le fameux Songs of Love and Hate), et qu’on retrouvera jusque dans l’ambitieux Lull paru il y a quelques mois… Après tout, n’y a-t-il pas dans cet orchestre Brian Chase, le batteur des Yeah Yeah Yeahs ?

Le travail de Jessica Pavone avec Braxton [1] est au cœur du développement et de la réflexion sur sa propre musique, qui tend d’année en année à questionner la musique contemporaine. L’arrêt forcé de la musique durant de nombreux mois dans la décennie 2010, liés à des problèmes de dos, a sans doute paradoxalement accéléré le processus d’écriture et de réflexion. Présente dans l’orchestre qui enregistra le mythique 12+1tet (Victoriaville) 2007 qui est la quintessence du langage Ghost Trance Music, elle est aussi des sessions de l’Iridium parues l’année où elle décroche un Master’s Degree en composition au conservatoire de Brooklyn. Dans cet orchestre, elle est la seule musicienne à cordes (avec Mary Halvorson) et, de fait, le point d’appui de l’orchestre. On ne sera pas surprise de la retrouver dès lors dans Echo Echo Mirror House, comme dans cette « Composition N°373 » où elle est parfois celle qui engendre le chaos. Là non plus, pas de surprise, puisqu’on retrouve l’altiste au sein des orchestres de Trillium J et Trillium E, deux cycles opératiques de Braxton où elle a toute sa place.

L’histoire de Jessica Pavone avec Braxton commence dès 2005, où il l’intègre dans son sextet avec Jay Rosen ou Carl Testa. A l’image de la tromboniste Reut Regev, Pavone n’est pas dans la bande de Halvorson ou Bynum. Elle est néanmoins une régulière de ses orchestres, et passionnée par son travail. De son côté l’altiste développe son propre langage où, selon ses mots, la répétition, les vibrations en sympathie et le format chanson sont les axes premiers d’une expérience tactile. De quoi attirer l’attention de labels comme Astral Spirits ou Relative Pitch, qui soutiennent les projets de l’artiste pendant de nombreuses années.

Chez Astral Spirits, c’est avec le Jessica Pavone String Ensemble qu’on la retrouve. D’abord en 2020 avec Lost and Found dont nous écrivions qu’il était un symbole d’équilibre. Dans ce quatuor à cordes de facture classique (violoncelle, alto et deux violons), on retrouve Erica Dicker, qu’on avait découverte avec Carl Testa, et qu’on a entendue plus récemment avec Ingrid Laubrock. Commencée en 2019 avec Brick and Mortar, l’aventure du String Ensemble paraît être une sorte de port d’attache pour Pavone, de ceux qui lui permettent d’aller plus loin, comme avec ce Lull qui est une quintessence de son propos. En réalité, ce travail débute dès ses premières expériences avec Tzadik en 2007 et s’est enrichi à mesure qu’elle développait son propre langage et sa propre notation depuis 2017. On retrouve d’ailleurs chez Pavone un paradigme qui n’est guère éloigné du travail de Laubrock sur Contemporary Chaos Practices, dans cette volonté d’aller chercher plus loin et de franchir des frontières. Le son si particulier de l’alto, très en avant sur le dernier album du quartet, …of Late, ne peut que chambouler l’auditeur, toujours à la limite de la dissonance et se servant de la dynamique subtile des violons pour tracer une route sinueuse qui interroge la sensation physique de la musique. Sans doute la définition la plus fidèle du propos de Jessica Pavone.

Chez Relative Pitch, cette sensation physique est présente dès Silent Spills, le premier de ses trois soli proposés à ce label. Dans ce disque de 2016, l’ouverture de l’album est étourdissante, questionnant l’infinitude du mouvement d’archet qui semble se superposer subrepticement, sous l’effet de quelque jeu de pédale. C’est un vortex qui nous aspire, et quelques mélodies fugaces apparaissent le temps de l’étourdissement, vers un chaos plus rêche. Difficile de faire plus intime que ces albums dont la pochette forme une sorte de continuité. L’électronique, qui prend de plus en plus d’importance dans sa musique, est encore plus présente dans In Action, paru en 2019. Dans un morceau comme « Look Out Look Out Look Out », c’est une explosion lente et méticuleuse qui nous accueille, somme d’effets qui interroge encore la dimension physique du son et notre propre rapport à celui-ci. Un démarche qui perdure dans When No One Around You is There but Nowhere to be Found, mais en revient à des questionnements plus directs, de ceux aperçus dans Lull ou avec le String Ensemble : celui de la place de l’alto, de son spectre si particulier et de sa souplesse infinie. Un dernier solo qui fait parfois songer au travail d’un altiste comme Frantz Loriot. Jessica Pavone est une artiste qui dispose d’un monde qui lui est propre, où elle évolue en totale liberté et dont de nombreux styles musicaux croisent le chemin. La New-yorkaise n’a pas cessé de nous surprendre et de nous ravir.

par Franpi Barriaux // Publié le 29 mai 2022

[1On ne s’étonnera pas qu’elle ait rencontré épisodiquement Tyondai, le fils d’Anthony Braxton, qui évolue dans une sphère Math-Rock.