Sur la platine

John Coltrane : un temple pour une offrande

Retour sur la parution en 2014 d’un enregistrement live aux accents déchirants, en date du 11 novembre 1966.


La musique de John Coltrane… Quels chemins aurait-elle empruntés si le saxophoniste n’avait pas quitté ce monde alors qu’il n’avait que 40 ans ? Aurait-elle été la même s’il n’avait pas souffert à ce point et senti sa fin approcher ? Son « Cri » aurait-il été aussi poignant sans l’urgence qui semblait le commander ? Nul ne le saura jamais. « Offering, Live At Temple University », enregistré le 11 novembre 1966, se présente comme un enregistrement qui sonde le mystère de sa vie météorique. S’il n’apporte pas la réponse à toutes ces questions, il vient nous rappeler cependant à quel point vie et musique ne faisaient qu’une chez le saxophoniste.

John Coltrane à l’aéroport de Schiphol-Amsterdam, 1963. © Hugo van Gelderen

La discographie est imposante : des albums en nombre, une diversité fulgurante, un concentré créatif d’une douzaine d’années seulement – on ne comptera pas les quelques témoignages de ses années d’apprentissage – d’abord aux côtés des grands que furent Miles Davis, Cecil Taylor ou Thelonious Monk. Puis en leader, car John Coltrane, c’est d’abord l’histoire d’un envol unique dont rendent compte des intégrales somptueuses, comme celles publiées par les labels Prestige (1956-1958) ou Atlantic (1959-1961) ou encore tous les enregistrements pour le compte d’Impulse ! à compter de 1961 et jusqu’à la fin. Ce sont des disques jalons, comme Giant Steps en 1959, symbole de l’émancipation, My Favorite Things l’année suivante ou A Love Supreme enregistré en décembre 1964, prélude mystique à une période incandescente et point culminant de la quête d’un absolu d’essence religieuse qui le guidera jusqu’à son ultime souffle. Sans oublier une myriade d’enregistrements live qui continuent de susciter la sidération. Impossible d’en établir le catalogue complet, mais comment ne pas évoquer par exemple : l’enregistrement historique à l’Olympia le 20 mars 1960 aux côtés de Miles Davis ; Live At The Village Vanguard en novembre 1961, quatre soirées de concerts enfiévrées par la présence d’un Eric Dolphy magnétique et imprévisible ; le coffret Live Trane, The European Tours, formidable passage en revue de tournées en Europe entre novembre 1961 et novembre 1963 ; ou bien encore la force surhumaine de Live At The Half Note : One Down One Up, au printemps 1965 ; et que dire de Live In Japan, monumental reflet de la dernière tournée du saxophoniste en terre étrangère, en juillet 1966, qui voyait certaines compositions comme « My Favorite Things » durer jusqu’à près d’une heure ?

La parution durant l’été 2014 d’un double CD enregistré en public le 11 novembre 1966 a pu à l’époque être ressentie, à juste titre, comme un événement. Non qu’il constituât une réelle nouveauté : à l’origine diffusé à la radio, ce concert avait fait l’objet d’une première publication, mais partielle et plus ou moins officielle, chez Free Factory en 2010. Cette fois – avec la bénédiction de Ravi Coltrane, dépositaire des archives sonores de son père – c’est sur le label Resonance Records que verra le jour cet Offering Live At Temple University, comblant le manque ressenti du fait de l’absence de la dernière demi-heure du concert dans sa première exhumation. Un semi-nouveauté, donc, mais d’importance, pour laquelle était conservée l’apparence d’un disque aux couleurs d’Impulse, et dont les notes de pochettes bien documentées racontent avec précision l’histoire, sous la plume d’Ashley Kahn, coproducteur de cette réédition bienvenue.

Coltrane vivait avec la certitude que son chemin musical et spirituel
ne pouvait avoir de fin.

Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce concert, tant il intervient à un moment crucial de la vie de John Coltrane. On sait que celui-ci se sentait déjà très mal : le producteur George Wein lui ayant proposé d’organiser une tournée en Europe après celle du Japon en juillet 1966, le saxophoniste avait dû décliner l’offre. Il lui répondit qu’il n’était pas certain de pouvoir l’entreprendre, parce qu’il s’estimait physiquement trop faible. Coltrane ne mangeait quasiment plus, cherchant à purifier son organisme pour soulager son foie malade. De son côté, Ravi Shankar se souvient d’avoir imaginé avec lui une visite en Inde et l’avoir interpellé sur l’évolution de sa musique qui traduisait selon lui le cri d’une âme tourmentée, alors qu’il pensait que Coltrane avait surmonté ce qui était l’expression d’une douleur. Le saxophoniste, toujours en quête d’absolu, lui avait alors expliqué qu’il avait encore à apprendre, et notamment de sa part. En particulier comment nourrir, tout comme lui, sa musique de paix pour la transmettre à ceux qui l’écoutaient.

Coltrane se savait malade, il sentait probablement rôder la mort et vivait pourtant avec la certitude que son chemin musical et spirituel ne pouvait avoir de fin. Il lui fallait aller toujours plus loin, toujours plus haut, non sans encourir le risque d’égarer une partie de ceux qui suivaient son parcours stratosphérique depuis plusieurs années. Son quartet de cœur (McCoy Tyner au piano, Jimmy Garrison à la contrebasse et Elvin Jones à la batterie) n’avait pas résisté à la folie d’une quête au service de laquelle officiaient depuis le début de l’année 1966 sa femme Alice Coltrane (piano), Pharoah Sanders (saxophone), Rashied Ali (batterie) et, seul survivant de la précédente formation, Jimmy Garrison (contrebasse).

Parfois, d’autres musiciens venaient les rejoindre sur scène (souvent des percussionnistes), marquant la volonté de John Coltrane – déjà perceptible à travers des enregistrements tels qu’Africa Brass en 1961 ou Ascension en 1965 – d’étoffer sa palette sonore et de faire vivre au cœur de sa musique l’idée de foisonnement qui avait rebuté Elvin Jones lui-même, lorsque le batteur avait dû s’accommoder de la présence d’un concurrent à ses côtés.

Un phénomène confinant à la sorcellerie

Offering Live At Temple University est un enregistrement unique, et pas seulement parce que ce concert – se soldera par un échec financier pour l’association étudiante qui l’avait organisé, puisqu’il en résultera une perte de 1000 dollars amortie par le succès d’une précédente prestation de Dionne Warwick – intervient dans la phase ultime de la vie du saxophoniste. Il sera un choc pour beaucoup de spectateurs découvrant ce qui s’apparentait à une cérémonie, mais aussi un événement déterminant pour bon nombre de musiciens, aussi bien ceux qui eurent ce jour-là la chance de monter sur scène le temps d’un chorus (comme Arnold Joyner et Steve Knoblauch au saxophone) et resteront marqués à vie par l’événement auquel ils avaient pris part, même s’ils n’étaient pas toujours supposés jouer (Joyner raconte qu’on l’avait laissé entrer dans les loges sans savoir qui il était, parce qu’il avait un saxophone à la main), que d’autres ayant vécu ces instants comme simples spectateurs. Ainsi Michael Brecker qui confiera que le concert fut essentiel dans sa décision de choisir la musique comme un mode de vie, parce qu’il avait ressenti celle de Coltrane à la façon d’un appel.

Une précision s’impose : cette musique ne saurait être écoutée de manière distraite. Coltrane est au plus profond de son engagement musical et spirituel, sa démarche, très introspective, le pousse (ainsi que ses camarades de scène) à libérer à certains moments un free jazz qui pourrait rebuter les profanes. Il faut juste se poser, plonger au cœur de cette folie intérieure et se laisser submerger par l’abandon. On peut recommander une écoute au casque, même si la qualité du son est à certains moments celle d’un bootleg d’excellente facture. Qui tentera cette aventure mystique sera récompensé par la perception instantanée d’un phénomène confinant à la sorcellerie. Peut-être qu’un tel concert, une célébration en réalité, avait subi l’influence d’essence religieuse des lieux, la « Temple University ». Allez savoir…

John Coltrane se présente sur scène, devant 700 personnes environ et, semble-t-il, un certain nombre de sièges vides. Il est porteur d’une évidente souffrance : on ressent cette dernière dans sa façon poignante d’exposer les thèmes et de tourner autour des mélodies qu’il étire et distord, comme s’il continuait, encore et encore, jusqu’au bout du chemin qu’il paraît entrevoir, à chercher une réponse à son propre questionnement existentiel. « Naima », « Crescent », « Offering » ou « My Favorite Things » (joué en final comme un trait d’union avec les années passées) ruissellent d’une émotion douloureuse qui vous prend à la gorge. Et ce n’est qu’après avoir laissé la parole aux musiciens à ses côtés qu’il revient, brûlant d’une fièvre qui l’emporte très haut, vers cet inconnu qu’il sonde jusqu’à l’épuisement.

On vient de le dire : Coltrane offre de grands espaces à ses musiciens. Ce sont par exemple les lumineux solos d’Alice Coltrane sur « Naima » ou « My Favorite Things » ; c’est Pharoah Sanders qui fait gémir son ténor comme une bête traquée sur « Crescent » ou « Leo », parfois secondé par Coltrane qui s’est emparé d’une flûte ; ou bien encore Rashied Ali, dont le foisonnement percussif est amplifié par la présence à ses côtés de plusieurs joueurs de congas (« Leo ») ; ce sont des voix inédites, aussi, comme celle d’Arnold Joyner sur « Crescent » ou de Steve Knoblauch au saxophone alto sur « My Favorite Things », tous deux habités d’une transe héritée de la New Thing et de son free jazz échevelé.

John Coltrane abandonne pendant quelques instants son instrument pour chanter.

Il se passe décidément quelque chose d’incroyable en ce 11 novembre 1966… Ce concert n’a pas fini de hanter les mémoires de ceux qui l’ont vécu, tantôt soulevés par un enthousiasme dévastateur, parfois déroutés par tant de convulsions, mais jamais indifférents.

Et puis… il reste un mystère, qui surgit à plusieurs reprises durant les quatre-vingt-dix minutes de Offering, Live At Temple University. Écoutons attentivement… John Coltrane abandonne pendant quelques instants son instrument pour chanter. Oui chanter : sans paroles, mais dans une sorte d’appel vocal proche de l’extase, mu par une urgence irrépressible et vitale, qu’il reprend ensuite au saxophone, comme s’il lui avait d’abord fallu modeler la mélodie au moyen de son propre corps, jusqu’à se frapper frénétiquement la poitrine, avant de former (comme le ferait un sculpteur) sa version instrumentale. « Leo » et « My Favorite Things » sont pour John Coltrane l’occasion de se présenter ainsi, dans une nudité absolue, celle de sa vérité, face à un public médusé qui – tous les témoignages le confirment – n’en croyait ni ses yeux ni ses oreilles.

On savait que le saxophone était pour John Coltrane le prolongement de sa propre voix ; on comprend que celle-ci est elle-même le dépassement du saxophone. Bien des débats se sont fait jour après cette soirée si magnétique : Coltrane voulait-il signifier par là qu’il lui fallait aller encore au-delà, trouver une nouvelle expression de son Cri ? Ou bien ne faisait-il vraiment plus qu’un avec son saxophone, au point que la distinction entre sa voix et son instrument n’avait plus de sens ?

On ne connaitra jamais la réponse à ces questions car le temps a manqué à John Coltrane pour en parler. Son activité ira en diminuant, parce que le saxophoniste sentait ses forces l’abandonner jour après jour. Encore quelques sessions en studio au début de l’année 1967 (comme celle du 15 février qui donnera naissance à Expression, son dernier album publié quelque temps après sa mort ; ou celle du 22, en duo avec Rashied Ali, qui sera publiée en 1974 sous le titre de Interstellar Space) ; puis deux ultimes concerts : le 23 avril 1967 au Centre Olatunji de New York (celui-ci ayant fait l’objet d’une publication sur Impulse) et le 7 mai suivant à Baltimore.

Les deux mois qui suivront ne seront que douleur.

Offering, Live At Temple University ne résout pas le mystère Coltrane, qui restera entier et c’est tant mieux. Mais on ne peut qu’être transporté de joie en redécouvrant ces moments d’une intensité brûlante qui constituent une des dernières pièces à verser à ce dossier riche et complexe qu’est l’histoire du saxophoniste. Comme une offrande.

par Denis Desassis // Publié le 20 décembre 2020
P.-S. :

Offering, Live At Temple University - Resonance Records
« Naima » (16:28) - « Crescent » (26:11) - « Leo » (21:29) - « Offering » (4:19) - « My Favorite Things » (23:18)
John Coltrane (saxophones ténor et soprano, flûte, chant) ; Pharoah Sanders (saxophone ténor, piccolo) ; Alice Coltrane (piano) ; Sonny Johnson (contrebasse) ; Rashied Ali (batterie) + Steve Knoblauch & Arnold Joyner (saxophone alto) ; Umar Ali, Robert Kenyatta & Charles Brown (conga) ; Angie DeWitt (tambour bata).