Portrait

John Zorn, dans le rétro de 2020

Rétrospective d’une année 2020 éclectique et prolifique pour le saxophoniste et compositeur new-yorkais.


John Zorn en 2012 © Michel Laborde

« Ô temps, suspends ton vol ! » ; cette phrase, emprunté au célèbre poème « Le Lac » de Lamartine pourrait servir de devise au saxophoniste et compositeur new-yorkais John Zorn : le cours du temps ne semble avoir aucune prise sur lui. A 67 ans cette année, il continue d’écrire et d’enregistrer encore et toujours plus de musique. Et, sans surprise, il continue de faire du John Zorn. Sans souci du qu’en-dira-t-on, il compose ce que bon lui semble, sourd aux critiques qui, d’année en année et de disque en disque, l’accusent de tourner en rond. Certes, il est sans doute loin le temps où il était un des phares de l’avant garde, agrégeant une foule toujours plus grande de disciples énamourés.
Aujourd’hui, de nombreux musiciens créent et enregistrent des choses beaucoup plus actuelles, beaucoup plus innovantes, beaucoup plus folles, que lui. Reste tout de même la musique, parfois sans grand intérêt mais le plus souvent diablement intéressante. Coup d’œil dans le rétroviseur avec ce tour d’horizon chronologique de ses huit sorties de l’année.


Et on commence fort avec le trio Simulacrum, sorte de bras armé de la pensée musicale zornienne. Pas tout à fait du métal, pas tout à fait du jazz. Quelque chose entre. Du bruit, de la fureur, du muscle. Matt Hollenberg, Kenny Grohowski, John Medeski. Le bon, la brute et le truand. Guitare, batterie, orgue. Orchestration à l’os. Pedigree rock. Minimaliste. Composé de neuf morceaux piochés parmi les six albums que Zorn a déjà consacrés au groupe, Beyond Good And Evil a été enregistré en concert dans le Connecticut, ce qui rehausse encore davantage le côté épais et sauvage de la musique de Simulacrum. Oreilles sensibles, passez votre chemin !

En février, c’est le John Zorn mystique que l’on retrouve dans l’album Virtue. Après François d’Assise et Nove Cantici per Francesco D’Assisi paru en 2019, on embarque pour une relecture musicale de la vie de Julienne de Norwich (1342-1416), recluse qui a passé une grande partie de sa vie dans un ermitage du Norfolk anglais, à cheval entre le 14 et le 15è siècles ; pour Zorn, tous les prétextes sont bons quand il s’agit d’écrire de la musique. Elle est jouée ici par le trio formé de Bill Frisell (1951), Gyan Riley (1977) et Julian Lage (1987). Trois guitaristes, trois générations ; trois immenses musiciens qui entrelacent leurs arpèges et leurs sensibilités au service de compositions douces, lyriques et intenses, le tout rehaussé par une superbe prise de son. Une vraie sucrerie.

Calculus est sous-titré The Mathematical Study of Continual Change ; soit l’art du trio version John Zorn : un savant collage de toutes ses marottes, l’art du changement perpétuel, du contre-pied, de l’entourloupe. À la fois brillant et agaçant, disparate et jubilatoire, le tout merveilleusement interprété par un trio de haut vol (Brian Marsella au piano, Trevor Dunn à la contrebasse et Kenny Wollesen à la batterie). En deux pièces d’une vingtaine de minutes chacune, Zorn nous trimbale d’une ballade emphatique à la Jarrett, semée d’effluves d’Orient, à un be-bop des familles avec walking bass et break de batterie, à des dérèglements free ou des développements abscons ou minimalistes. Une réussite.

On retrouve cet art du collage cher à Zorn dans Baphomet, le deuxième opus de l’année du power metal trio Simulacrum. Une seule plage de près de 40 minutes ! Alternance de moments électriques et déchaînés et de gros son bien gras avec des accalmies passagères, mélodiques en diable, que ne renieraient pas The Dreamers (groupe catalogué easy listening par la critique pour faire vite, mais que je qualifierais plutôt de jazz psychédélique). On ressort en tout cas sur les rotules, épuisé et rincé par l’intensité du propos et par l’énergie tempétueuse du groupe.

Les Maudits est sans doute l’œuvre la plus étrange de cette année 2020 pour John Zorn. Un album disparate et hétéroclite. Un premier morceau inspiré par Alfred Jarry (« Ubu »). Un autre par Baudelaire (« Baudelaires »). Le troisième par Gauguin (« Oviri »). Maudites influences.
« Ubu », pièce gargantuesque aux dérapages contrôlés, est donc un hommage à l’artiste total, libre et rebelle Alfred Jarry. Entouré de Ches Smith et Simon Hanes (Tredici Bacci, Trigger), le saxophoniste utilise la technique des file cards [1], agrégeant des bouts de musiques entrecoupés de cris, de rires ou de borborygmes. L’édifice semble fragile, bancal,… Pourtant ça tient, ça colle, ça nous accroche l’oreille jusqu’à ce qu’on s’y sente bien et que l’on n’ait même plus envie de quitter le navire, oubliant notre mal de mer des premiers instants. Pour les fans ultimes, à la neuvième minute Zorn déballe son saxo et décoche quelques flèches dans son style inimitable aigu et nasillard, qui a beaucoup fait parler en son temps. Je dis ça je dis rien. Les deux autres pièces de l’album, d’obédience musique contemporaine, sont moins passionnantes. Elles sont jouées par l’International Contemporary Ensemble (vents, cordes, percussions et électronique en la personne de la fidèle Ikue Mori) dirigé par David Fulmer.

Au cœur de l’été, sortait Songs For Petra. Soit la suite du Song Project, projet initié par le saxophoniste en 2012 et qui consistait à mettre en mots certaines compositions parmi les plus mélodiques de Zorn. Sur cette nouvelle mouture c’est Jesse Harris qui s’est occupé des paroles. Les morceaux sont chantés par Petra Haden (fille du contrebassiste Charlie Haden) soutenue par le trio du guitariste Julian Lage (Jorge Roeder, Kenny Wollesen) et par Jesse Harris lui même à la guitare et aux claviers. Et le résultat est à la hauteur du casting. Des gourmandises pop, acidulées, des petites chansons de presque rien mais qui accrochent l’oreille tout de même, portées par la précision des arrangements et par la virtuosité et la classe des musiciens (mention spéciale pour Julian Lage, guitariste exquis et passionnant).

Si la guitare est un des instruments de prédilection de Zorn (on pense notamment à Marc Ribot et Bill Frisell), le violoncelle est au cœur de la musique de John Zorn. Il le prouve encore avec Azoth, en consacrant tout un album à l’instrument. Quatre pièces pour violoncelle : deux solos, une pièce pour violoncelle et batterie et une pièce pour violoncelle, contrebasse et batterie. Jay Campbell et Michael Nicolas se partagent les interventions. Ils sont accompagnés par Ches Smith et Jorge Roeder. Un album très typé musique contemporaine, qui ne convainc pas vraiment.

On termine ce voyage en pays zornien avec la dernière production de l’année, The Turner Etudes, paru le mois dernier. Dix-huit miniatures n’excédant pas les 4 minutes (la plupart autour de trois) inspirées par les œuvres tardives (en particulier par ses croquis préparatoires) du peintre anglais William Turner (1775-1851). Elles sont interprétées avec beaucoup d’aplomb et de virtuosité au piano par Stephen Gosling.

par Julien Aunos // Publié le 14 février 2021
P.-S. :

Deux albums sont déjà annoncés pour début 2021 : The Inner Light, enregistré par le Gnostic Trio (Carol Emanuel - harpe Bill Frisell - guitare Kenny Wollesen – vibraphone) augmenté de John Medeski, pour un hommage au mentor de Zorn, Ennio Morricone, décédé l’année dernière ; et Heaven And Earth Magick avec Steve Gosling au piano, Sae Hashimoto au vibraphone, Jorge Roeder à la contrebasse et Ches Smith à la batterie. A suivre donc.

[1Ce sont des sortes de fiches dessinées ou écrites donnant des indications sur des gestes musicaux. Elles sont à la base de certaines compositions de Zorn