John Zorn l’insaisissable
Carte blanche pour trois concerts au Nancy Jazz Pulsations
Alors qu’il est parfois de bon ton de critiquer la programmation des
Nancy Jazz Pulsations (certains « puristes » locaux ne voyant pas toujours d’un très bon œil son ouverture à des sphères musicales non spécifiquement jazz), l’édition 2006 de ce festival lorrain plus que trentenaire aura été marquée par une réponse cinglante sous forme de carte blanche à l’inclassable, bouillonnant et imprévisible John Zorn, parfois qualifié de « pilier de l’underground new-yorkais ». Une carte blanche pour trois concerts et un sacré coup de poing de plus de trois heures.
Le chapiteau de la Pépinière, niché sous la verdure à quelques dizaines de mètres de la belle place Stanislas, bruissait en ce jeudi 19 octobre de la fièvre des grands jours. Bien avant le début du concert, les gradins étaient bondés au-delà des limites du raisonnable et on ne circulait plus qu’avec difficulté dans un parterre dont les spectateurs étaient parfois repoussés bien malgré eux, condamnés à vivre l’événement de l’extérieur. Nancy avait décidé de fêter comme il se doit la venue de « Monsieur » John Zorn, dont la dernière visite, assez récente finalement (trois ans plus tôt avec son « Electric Masada ») était restée gravée dans les mémoires. Personne n’avait oublié la folle urgence d’une formation dirigée d’un poing rageur et habité par le saxophoniste aux côtés duquel évoluaient des musiciens tels que Marc Ribot (guitare), Trevor Dunn (basse) ou encore John Medeski (orgue).
Définir John Zorn et son foisonnement relève d’un exercice de style proche de la mission impossible. Chef d’orchestre, saxophoniste, compositeur aux facettes multiples et épris des expérimentations les plus diverses, des fulgurances post-colemaniennes de l’Acoustic Masada en passant par les déluges sonores punkoïdes de Massacre ou de Pain Killer, à la tête d’une discographie impressionnante où le novice aura bien du mal à trouver ses premiers repères, l’homme est tellement indéfinissable et prompt à bousculer tous nos garde-fous culturels qu’on ne sort jamais indemne d’un de ses concerts ou de l’écoute prolongée d’un de ses enregistrements.
- John Zorn © Jos Knaepen/Vues sur Scènes
En ce jeudi 19 octobre 2006, tout commence donc par une prestation en solo : armé de son seul saxophone alto, Zorn conte ses histoires torturées. Derrière les stridences et les sonorités souvent inattendues (dont celle d’un bec plongé dans un verre d’eau ou d’une cuisse devenue sourdine), il fallait entendre des personnages se chamailler, crier parfois quand ils ne pleuraient pas. On imaginait aussi que d’autres s’embrassaient, se caressaient, on devinait des rires ou des moqueries. Au-delà de cette improvisation presque parlée, criée même, il n’y avait dans le propos de Zorn aucune répétition, et pour nous, jamais la moindre lassitude ; il fallait admirer aussi la maîtrise parfaite de l’instrument, le contrôle absolu de toutes ses tonalités. Une vraie performance, physique autant qu’imaginative. Une première demi-heure qui passe à la vitesse de l’éclair - celui qui, justement, vient de nous foudroyer d’emblée.
Après une courte pause, John Zorn revient avec son quartet Masada acoustique : à ses côtés, Greg Cohen (contrebasse), Dave Douglas (trompette) et Joey Baron (batterie). Un moment d’anthologie où souffle très fort l’esprit de son inspirateur, le grand Ornette Coleman, et où se mêlent çà et là des influences klezmer (n’oublions jamais l’identité juive de John Zorn, essentielle, et souvenons-nous de Kristallnacht, en référence à l’Holocauste, présenté par les zornologues comme la première pierre de l’édifice du mouvement « Radical Jewish Culture »). Un Acoustic Masada sous l’influence généreuse de la complicité magnifique de ces quatre musiciens, dont les échanges balaient tout sur leur passage. C’est à qui devancera le mieux les idées des autres, engendrant ainsi de multiples dialogues et une intense vibration de plus de cinquante minutes.
Ce deuxième concert est pour nous tous comme un seul souffle, sans pause ; nous sommes embarqués vers des sommets dont il est, avouons-le, très difficile de redescendre. Mention spéciale à Joey Baron, qui nous a gratifiés d’un somptueux chorus de batterie. Tout y était : inventivité, musicalité, progression savamment élaborée, intensité dramatique, lui aussi à l’évidence nous contait une histoire.
- Acoustic Masada © Jos Knaepen/Vues sur Scènes
Mais John Zorn avait décidé de parachever son combat avec un troisième concert, en trio cette fois (Pain Killer) avec le bassiste Bill Laswell et le batteur Tatsuya Yoshida. Est-ce l’effet irradiant de Masada ? D’un début de fatigue ? D’une proposition musicale moins étourdissante ? D’une rythmique un peu monolithique ? Pain Killer ne nous fait pas grimper vers des sommets aussi escarpés que son prédécesseur et, pour débordante de puissance qu’elle soit, cette dernière partie apparaît en retrait, malgré le déluge sonore. Mais l’énergie est là, intacte, et Zorn, souvent caché comme un enfant sous la capuche de son blouson, continue de lancer son cri - auquel ses deux complices d’un soir répondent sans faiblir.
Au final, cette carte blanche fut une sorte de soirée-OVNI comme on peut en souhaiter au moins une dans l’existence de chacun. Et on peut dire un grand merci à John Zorn, qui travaille à notre survie en nous ouvrant les portes d’un univers inconfortable certes, mais passionnant. Une musique qui vous remue de l’intérieur et vous maintient en éveil. Merci aussi à l’équipe des Nancy Jazz Pulsations d’avoir osé, l’espace d’une soirée entière, une programmation aussi aventureuse et imprévisible.