Chronique

John Zorn

The Dreamers

Marc Ribot (g), Kenny Wollesen (vibr), Jamie Saft (org), Cyro Baptista (perc), Trevor Dunn (b), Joey Baron (dr)

Les onze formules du professeur Zorn

Ce type-là commence vraiment à m’énerver…

Il pourrait se contenter d’être un saxophoniste lyrique dont les stridences vous interpellent au plus profond de votre sensibilité, vous agacent parfois, vous charment souvent, mais ne vous laissent jamais indifférent.

Il pourrait être un compositeur/chef d’orchestre à l’étonnante prolixité, capable d’investir des univers sonores variés et parfois très éloignés les uns des autres, quand ils ne semblent pas irréductibles. Mais toujours en quête.

Il pourrait tout simplement être à la tête d’un vaste mouvement artistique et apporter son soutien à de nombreux et talentueux artistes, notamment au sein de la communauté juive de New York. Il pourrait, il pourrait… Il peut tout cela en effet, j’ai même déjà eu l’occasion de saluer son talent sur la précédente version de mon blog, à l’occasion d’une Carte blanche que le festival Nancy Jazz Pulsations lui avait offerte en octobre 2006. Un texte réécrit quelque temps plus tard dans ces colonnes.

Mais il faut aussi que l’année 2008 soit pour John Zorn l’occasion de proposer un nouvel opus confondant de talent et de limpidité. Une évidence musicale dont la fausse simplicité confine au grand art. Et un disque de plus dans une discographie dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est abondante.

Et puis… j’avais déjà écrit aux trois-quarts cette petite note, quelque part dans un coin de ma tête, lorsque je me suis aperçu que dans sa dernière livraison (mai 2008), le magazine Jazzman, disait sous la plume d’Alex Dutilh, avec certainement beaucoup plus de talent que moi, tout ce que j’avais envie de partager avec vous au sujet de ce splendide album. [1] Je m’étais donc décidé à renoncer. Je pensais vous parler d’autre chose.

Et puis… non ! Achetez donc Jazzman sous forme papier ou électronique (parce que la presse spécialisée mérite d’être soutenue autant que faire se peut et parce qu’il devient bien difficile de rester au contact de ce qui n’est pas surexposé dans la sphère médiatique télévisée ou radiophonique), et prenez le temps de lire ces quelques lignes, il y a de toute façon de la place pour tout le monde… enfin, presque, et pour combien de temps, c’est une autre affaire.

The Dreamers, c’est le nom de ce nouveau disque, ressemble en effet à un petit miracle. Loin des stridences de Pain Killer, des climats éthérés et classicisants du Masada String Trio ou du jazz à teneur garantie en inspiration klezmer du Masada Quartet, la formule concoctée par le professeur Zorn est cette fois d’une limpidité qui en surprendra plus d’un parmi tous ceux qui, parfois, se trouvent déroutés par le caractère imprévisible de la démarche artistique et protéiforme de ce grand monsieur !

On devrait plutôt évoquer onze formules, d’ailleurs, car le disque est composé d’autant de pièces, souvent courtes (la plupart durant de trois à cinq minutes) d’où le saxophoniste est presque toujours absent (à l’exception de « Toys », seule présence fugace et néanmoins typiquement zornienne d’un alto vitaminé), cédant la place au compositeur, arrangeur et chef d’orchestre. Et là, vous pouvez m’en croire, The Dreamers est un magnifique modèle de mise en place et de mariage harmonieux des couleurs sonores. La guitare de Marc Ribot, le vibraphone de Kenny Wollesen, l’orgue de Jamie Saft, les percussions de Cyro Baptista, la basse de Trevor Dunn ou la batterie de Joey Baron (formidable enlumineur, on ne le dira jamais assez) créent, sous la baguette de John Zorn un délicieux breuvage dont il paraît difficile de se repaître. À peine achevée, l’écoute de ces 53 minutes ne laisse qu’une seule envie : y revenir, encore et encore ! L’Electric Masada est bien là, au grand complet, et c’est un pur bonheur que de goûter avidement à sa musique. Le constat de cette somme de précision et de concision n’a rien de surprenant quand on a eu la chance de voir l’homme sur scène tant son autorité est stupéfiante. Il me revient en mémoire l’édition 2003 du Nancy Jazz Pulsations où il dirigeait d’un bras de fer cette même formation, mettant littéralement K.O. debout un public qui, pourtant, en avait vu pas mal d’autres.

Maîtrise, concision, imagination, romantisme, séduction et lyrisme.

Par-dessus tout, Zorn réussit ici, sans jamais tomber dans le piège de la facilité, à rendre sa musique accessible au plus grand nombre tout en laissant libre cours à des passions sans frontières, qui font fi des étiquettes pour notre plus grand plaisir. Comme il le dit lui-même sur le site Internet de son label, cet album s’inscrit dans la continuité de The Gift, album à vocation populaire s’il en est, et combine les passions musicales dans une sorte de conte de fée instrumental aux multiples facettes : world music, musique pour le cinéma, jazz, minimalisme, funk, rock et plus encore.

Inutile de préciser ici que le choix d’un extrait à vous conseiller relèverait de la quadrature du cercle : cet exercice consisterait justement à mettre en avant une formule parmi onze… alors que toutes méritent d’être distinguées. Je choisirais pourtant deux minutes de « Nekashim » pour sa lumière, sa mélodie qu’on mémorise immédiatement, la fusion parfaite entre guitare, vibraphone et Fender Rhodes, la subtilité de la frappe de Joey Baron sur ses cymbales, pour la cohésion, l’évidence. Et un millier d’autres raisons, qu’on pourrait appliquer tout aussi bien à « A Ride on Cottonfair », « Mystic Circles », « Exodus » ou « Raksasa »…

Je ne suis pas un adepte des remises de trophées, des classements, de toutes ces visions scolaires ou diplômantes de la sphère artistique, mais The Dreamers est à mon sens l’un de ces OVNI musicaux dont on peut être certain qu’ils marqueront durablement les mois à venir ; il mérite à cet égard d’être déjà considéré comme l’un des événements marquants de l’année. Et devrait, en toute logique, faire partie de votre discothèque. Je vous aurai prévenus…

par Denis Desassis // Publié le 1er juin 2008
P.-S. :

Ce texte a initialement paru sur le blog de Maître Chronique

[1De quoi vous dégoûter et vous inspirer une retraite anticipée du côté des vingt-quatre mètres carrés de mélèze qui constituent la terrasse du jardin de ville de la Maison Rose pour un farniente bien mérité en cette période quasi estivale du côté de la Lorraine. Il y a les professionnels de la plume avec leur talent, d’un côté, et les « écriveurs » comme moi, qui essaient de traduire avec les moyens du bord ce qu’ils ressentent et tentent de partager leurs propres vibrations, dans la mesure du possible, de l’autre.