Chronique

Keith Jarrett

Paris/London - Testament

Keith Jarrett (p)

Label / Distribution : ECM

Ce sous-titre, « Testament », a de quoi intriguer. Si le pianiste expose dans les notes de pochette le contexte de ces concerts à Paris et à Londres (notamment la séparation d’avec son épouse après trente ans de mariage), il ne dit rien sur la signification du mot lui-même. Est-ce la fin d’un cycle ? Le désir de tourner la page ? De se tourner vers de nouvelles aventures, d’autres horizons ? Une sorte de Symphonie des adieux à la Haydn ? Nous aurons peut-être bientôt la réponse…

Ceux qui ont assisté à un concert de Keith Jarrett (je l’ai pour ma part « découvert » à Antibes en 1966 dans le quartet de Charles Lloyd) savent qu’il s’y passe toujours quelque chose (dans sa musique principalement, et parfois dans son comportement) qui tourne à l’événement lorsqu’il se produit seul. Il est loin le temps de Facing You (Son premier album solo, paru en 1971 chez ECM)… Ce sont trois décennies - presque quatre - qui le séparent de ce Testament et de ses prédécesseurs en solo (Radiance, ECM, 2002]], The Carnegie Hall Concert (ECM, 2005)… etc., avec, comme on le sait, une interruption due à une « grande fatigue » (The Melody at Night, With You [ECM, 1999] a enregistré chez lui en 1998) et, dans les intervalles, la création du trio magique qui sublima les standards…

Ce qui étonne toujours chez Keith Jarrett - quelle que soit la formation, mais surtout en solo - c’est son immixtion, son investissement absolus dans la musique, au service de la musique (autant s’en servir que la servir…). Il joue à la fois du/avec/dans/dedans le piano. Le jeu (donc le je) sans filet, ni contraintes ni barrières, l’improvisation totale, impliquent de se livrer comme si c’était la dernière fois, l’ultime concert. Pour Wayne Shorter « composer, c’est improviser lentement » ; dans le cas de Keith Jarrett on peut retourner/retoucher la formule : « Improviser, c’est composer vite ». Il y a en effet, dans la plupart de ces pièces, un sens inné de cette composition dite spontanée où se mélangent, au fil de ces « Parts » numérotées, des bribes de mélodies au sein de torrents de notes, un lyrisme tantôt fiévreux, tantôt apaisé, des réminiscences de rag, de gospel, de blues hypnotique, un aspect funko-country, de la naïveté, des rêveries et des grandiloquences, des chants émouvants ou dramatiques, des bifurcations et des entrecroisements des rythmes, des textures éclatées en flux tendu, des dialogues d’une virtuosité qui laisse béat d’admiration… Tout cela au sein d’un large spectre musical allant de Bach et Mozart à Chostakovitch (dont il a joué et enregistré certaines œuvres) en passant par Schubert, Schoenberg, Bartok et Scriabine. Ce qui ne l’empêche nullement de rester lui-même dans toute son originalité, sa spécificité, son intégrité et la haute idée qu’il a de la Musique avec un grand M, dans son extravagance aussi et… allons, pourquoi ne pas l’écrire : dans son génie.