
Kresten Osgood en trois dimensions
Kresten Osgood privilégie les trios.
Il ne cesse d’expérimenter et ne recule devant aucun obstacle. Depuis des décennies, le batteur danois Kresten Osgood s’est produit avec le gotha de la musique improvisée. À l’aube de ses vingt ans, il s’est investi humainement et financièrement pour collaborer avec des artistes plus âgés et forcément plus avancés musicalement que lui. De Derek Bailey à Ran Blake en passant par Peter Brötzmann ou Yusef Lateef, il n’a cessé de développer de nouvelles idées, tant à la batterie qu’au piano. Il est également réputé comme organiste Hammond, trompettiste et rappeur dans le groupe Ikscheltaschel. Parmi ses nombreux enregistrements, Og Hvad Er Klokken (New Net Music, 1999) ouvre la voie à bon nombre de disques incontournables, en particulier les duos avec Paul Bley Florida (ILK Music, 2007) et Ran Blake, The Dorothy Wallace Suite (ILK 2017).
Sa passion d’adolescent pour le jeu incandescent de Cecil Taylor tranche avec son goût prononcé pour Jimi Hendrix, Led Zeppelin ou les Doors. L’importance de son rôle de pédagogue se confirme dans la série de podcasts en huit épisodes Dangerous Sounds. Cette série conte l’histoire de l’impact de la musique américaine sur le monde et de son influence sur la société et les musiques que nous écoutons aujourd’hui. La version danoise de Dangerous Sounds nommée Farlige Toner a remporté le Prix Audio Award du meilleur programme musical de 2021. Il est primordial de se pencher sur trois nouveaux albums qui nous font découvrir différentes facettes de Kresten Osgood.
Nous sommes le 1er février 2014, bienvenue dans le quartier d’Østerbro à Copenhague. Claus Højensgård déploie son matériel d’enregistrement dans le salon douillet de Søren Nørbo. Ce pianiste et compositeur danois, dont les albums en duo avec Kirsten Høj et Joakim Milder ont été salués au Danemark, est aux côtés de de Wadada Leo Smith et Kresten Osgood. Neuf compositions qui sont des premières prises, présentées dans l’ordre dans lequel elles ont été jouées, sont mises en boîte. Elles viennent d’être publiées sur ce disque, Dét, som ikke kan kaldes tilbage qui signifie « Ce qui ne peut être rappelé », résumé de l’émergence interactive qu’ont ici les improvisations.
« Træd på brættet, hvor det ikke knækker » installe un climat apaisant ; les notes aérées et cristallines du piano se confrontent à la sourdine de la trompette, l’improvisation se nourrit de l’espace-temps. « Om det slutter », littéralement « Si ça se termine », s’étire comme un film plastique accolé sur des formes afin d’en épouser les reliefs. L’aspect répétitif est bouleversé par des incursions de micro-tonalités, le concept sonore jette des ponts entre des relents de musiques d’Orient et les lignes acérées qu’injecte Wadada Leo Smith. Kresten Osgood avance calmement pas à pas, toujours sobre. « Sorgen rammer » sublime la verticalité de la trompette, le piano chemine dans cette ambiance fantomatique, accompagné par les soubresauts des balais sur les cymbales et la caisse claire. Aérien, Dét, som ikke kan kaldes tilbage intègre en parfaite synergie une œuvre de Laura Munck sur la pochette de l’album.
Produit par Kresten Osgood et sorti sur le label Gotta Let It Out en 2024, Low Tide fut enregistré le 30 mai 2022 au Studio Bunker à Brooklyn par Aaron Nevezie. Deux musiciens new-yorkais se confrontent au batteur danois, le pianiste Sacha Perry et le contrebassiste Ben Street. Plus qu’une rencontre basée autour de relectures prévisibles de standards, c’est une contemporanéité qui s’installe dès les premières notes de « How High The Moon ». Cet air populaire se réactive sous les doigts du pianiste qui le propulse à une vitesse de croisière sans négliger l’insertion de changements de tempo efficaces. La complicité qui unit le trio se base sur une économie de moyens qui vise l’efficacité.
Sacha Perry réussit un tour de force : régénérer « Locomotive » de Thelonious Monk en lui insufflant un discours innovant fait de questionnements auxquels la contrebasse répond en s’engageant dans une intervention soliste lumineuse. « Thelonious » devient un feu follet, le style heurté du pianiste englobe l’histoire du jazz, les échos de Bud Powell interfèrent avec des accords dissonants. Le batteur se veut héritier de Max Roach et Art Blakey, ses ponctuations sur les toms s’unissent à la cadence inébranlable du contrebassiste. La limpidité avec laquelle les notes du piano se fondent dans « ’Round Midnight » en fait le sommet introspectif de cet album. En y insufflant une petite dose de vivacité interne sans pour autant s’éloigner du thème, Sacha Perry distille la mélancolie par sa profonde intelligence musicale. Attentif, le batteur se fait maître du temps sur « Just One Of Those Things » de Cole Porter. Ben Street construit un solo princier dans « Low Tide » d’Elmo Hope. Album mémorable.
Dernière livraison de Gotta Let It Out Records, Easy To Remember a été enregistré par Johan Håkansson le 23 mars 2023 au studio Konstepidemin, lieu unique de rencontre entre le public et les artistes à Göteborg. Kresten Osgood produit ce disque et revêt ses habits d’anthropologue. Il affirme ici son culte pour les musicien·nes des générations qui l’ont précédé. Depuis de nombreuses années, il joue passionnément avec une légende du jazz suédois, l’un des rares artistes vivants à avoir vu Charlie Parker sur scène : Gilbert Holmström, âgé de quatre-vingt-sept ans, dernier représentant des boppers suédois des années 50 puisque Bernt Åke Rosengren, lui aussi saxophoniste, a disparu le 15 mai 2023.
Le son de Gilbert Holmström se caractérise par une fluidité constante ; il ne donne jamais l’impression de forcer ou d’aller vers une précipitation de notes. Il suffit, pour être conquis, de se plonger dans « For All We Know ». La paire rythmique composée de Kresten Osgood et Peter Jansson est aux petits soins, soulignant exquisément les intonations du soliste. Le contrebassiste s’est forgé une grande expérience avec Mats Gustavsson et Ken Vandermark ; son soutien instrumental se révèle magistral lors des envols du saxophoniste dans « Without A Song » et « Wish I Knew ». L’apparition à la basse électrique de Nikke Ström, connu pour être le bassiste du groupe de rock Nationalteatern, apporte une dose de frénésie à « Hard To Forget », co-écrit par les trois musiciens. Sur ce morceau, Gilbert Holmström abandonne le langage hard-bop qui le caractérise, fait le grand saut et attaque une escalade sur des versants explorés naguère par Archie Shepp et Albert Ayler.
C’est un blues lancinant qui conclut l’album. « Uncle Ben », écrit par Gilbert Holmström, inspiré tout du long de ce disque. Par sa forte détermination, Kresten Osgood a remis en lumière un musicien légendaire toujours sur la brèche. Son travail de recherche a porté ses fruits.