Scènes

L’héritage musical de l’esclavage

Conférence donnée par Denis Constant Martin le lundi 12 juin 2006.


Conférence donnée par Denis CONSTANT MARTIN, directeur de recherches au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, professeur de Science Politique à l’université de Paris 8, dans le cadre du Café Palabre au Zango, rue du Cygne, 75001 Paris, le lundi 12 juin 2006

Le Café Palabre, créé en septembre 2005 par MM Abdoulaye BARRO et Basile DJEDJE, organise chaque mois à Paris une conférence-débat sur un thème lié aux cultures négro-africaines.

Le thème de la soirée du lundi 12 juin 2006 était « L’héritage musical de l’esclavage », thème développé par Denis Constant Martin, politologue passionné de jazz et auteur d’études savantes et remarquées, rares dans le champ intellectuel français, sur les liens entre musique et politique.

La conférence de M. le Professeur Constant Martin était axée sur deux exemples particuliers : celui des Noirs d’Amérique du Nord, et celui des esclaves d’Afrique du Sud. Elle était illustrée par des extraits musicaux cités dans ce compte rendu.

L’héritage musical de l’esclavage est un sujet très mystérieux. Comment expliquer que, dans les conditions de totale déshumanisation caractéristiques de l’esclavage soient apparues des musiques puissantes au point d’influencer toutes les musiques populaires d’aujourd’hui ?

Deux extraits viennent alors illustrer le propos de l’orateur : un cake-walk de Claude Debussy, musique dite « noire » dont le compositeur a découvert l’existence via des partitions arrivées en Europe, et une chanson de Ciu Xian, le plus célèbre rocker chinois, très influencé par le Blues.

Deux exemples sont ici développés :

  • la musique afro-américaine d’Amérique du Nord jusqu’à 1900 ;
  • la musique des descendants d’esclaves en Afrique du Sud jusqu’à 1960 ;

Il existe des confluences entre les deux car des éléments de la musique sud-africaine ont été importés d’Amérique du Nord.

Dès qu’il y a humanité il y a échange. Les échanges culturels prennent une nouvelle forme après 1492. Christophe Colomb déclenche avec la conquête des Amériques l’exploitation par l’esclavage. Une deuxième accélération des échanges se produit à partir de 1850 avec la Révolution industrielle [1]). Il est désormais possible de transmettre la musique à distance grâce à des techniques d’enregistrement et de diffusion du son. L’essor se poursuit dans les années 1920 avec le disque et la radio. La musique est dès lors diffusée à l’échelle mondiale, ce qui aboutit à la World Music actuelle.

Abordons maintenant la musique des Afro-Américains du Nord. Les Africains déportés en Amérique sont séparés de leur groupe d’origine. Arrivés en Amérique, ils n’ont au départ aucun moyen de communiquer entre eux. Ce n’est pas le cas au Brésil et aux Antilles. L’esclavage en Amérique du Nord dure de 1619 à 1865. La grande plantation du type Autant en emporte le vent avec un large groupe d’esclaves n’est pas le cas le plus fréquent. En général elle est petite et la famille blanche vit à proximité des esclaves. On enlève leur nom aux esclaves mais on vit avec eux, on échange avec eux. « L’esclavage, c’est une forme de mort sociale », dit Orlando Patterson, sociologue jamaïcain. Il y a beaucoup de suicides parmi les esclaves. Les survivants doivent reconquérir leur humanité, apprendre à communiquer entre eux. Et un des éléments de cette communication, c’est la musique.

On ne sait pas vraiment comment s’est construite cette nouvelle musique. Les esclaves venaient de Sénégambie, d’Angola, sur la Côte atlantique, et depuis le lac Tchad à l’intérieur des terres. La polyrythmie africaine place l’accentuation en dehors de la pulsation. Le temps musical est cyclique. On trouve dans les musiques africaines un goût pour les timbres riches, pour l’ornementation qui enrichit l’interprétation. Le rythme met le corps en mouvement. Or, l’esclave se définit par son corps, sa couleur. C’est là que se crée un panafricanisme en exil.

Les esclaves entendent la musique des colons, jouent pour les colons. Dans les grandes plantations se forment des orchestres d’esclaves. C’est ainsi que la mazurka devient un style musical antillais. Les colons jouent de la musique populaire rurale ou urbaine. Il se produit un « marronage culturel » comme dit Jean-René DEPESTRE, poète haïtien. On prend dans la culture de l’oppresseur ce qui peut construire la culture de l’opprimé. Ainsi les musiques populaires anglaises sont pentatoniques comme beaucoup de musiques africaines, les gigues irlandaises sont construites sur un rythme cyclique, les musiques populaires européennes aiment les timbres riches (ex : vielle à roue)…

Deux éléments européens prédominent dans les musiques afro-américaines du Nord :

  • les instruments sont européens. Les tambours ont été interdits par peur des messages qu’ils pourraient transmettre (ce qui était d’ailleurs impossible puisque les ethnies et donc leurs codes musicaux ont été dispersés par l’esclavage). La Nouvelle-Orléans fut la seule exception à cette interdiction jusqu’à 1835.
  • L’évangélisation viendra ensuite. Les psaumes, eux, donneront le Gospel.

Avant le XIX°, on ne dispose que de peu de sources, par définition uniquement écrites et iconographiques.

On distingue ensuite deux grands canaux :

  • le profane. A partir de 1830 se développent des spectacles de blackface minstrels. Des Blancs se griment en Noirs et prétendent imiter la musique et le parler des esclaves. Au tout début, c’est le résultat de contacts entre jeunes prolétaires blancs et esclaves noirs. Bientôt ce sont des spectacles racistes qui se moquent des Noirs.
  • Le sacré. Des chants religieux afro-américains sont collectés systématiquement à la fin de la Guerre de Sécession par des philanthropes venus du Nord. Ces philanthropes ont décrit les polyphonies.

Le professeur Constant Martin illustre son propos par deux documents. D’abord un enregistrement choral noir américain de 1902. On est déjà dans la polyphonie à partie de registre des chorales classiques européennes. Puis une reconstitution de musiques de « Blackface Minstrels » - une base irlandaise sur des rythmes nouveaux.

L’Afrique du Sud, comme l’Amérique du Nord, s’est construite grâce à l’esclavage. C’était une colonie néerlandaise de la Compagnie des Indes Orientales. Des Hollandais venus de Batavia (aujourd’hui Java en Indonésie) sont arrivés en 1652 accompagnés d’esclaves. Ces esclaves venaient d’Indonésie, de Malaisie, de la côte orientale de l’Inde, de Madagascar, du Mozambique. Là aussi, il y a rupture des racines. Mais l’échange demeure possible entre les locuteurs du malais. Les grandes plantations avaient des orchestres d’esclaves. Parmi les esclaves urbains, il y avait des musiciens. Là aussi se produit un marronage culturel. Cette musique se manifeste notamment au moment des fêtes du Nouvel-An. L’esclavage est aboli en 1834 en Afrique du Sud et l’égalité juridique proclamée entre 1850 et 1860. Des Blackface Minstrels venus des Etats-Unis d’Amérique arrivent au Cap en 1862.

Le répertoire créole d’Afrique du Sud se répartit en deux thèmes principaux :

  • les chansons comiques sur des faits sociaux. Document : chanson sur un chacal accompagnée au banjo ;
  • les chants de mariage musulmans. L’Islam était interdit au Cap pendant la période de l’esclavage et les soufis y étaient prisonniers politiques. Ce sont devenus des chants d’amour profane. Document : une chanson en hommage à une jeune fille fidèle. Le choeur et le soliste se succèdent. Le soliste ornemente les mélodies.

Par empilement de créolisations, la musique créole d’Amérique du Nord a été appropriée en Afrique du Sud. Les musiciens de jazz du Cap reprennent ce répertoire.

La « créolisation » comme l’appelle Edouard GLISSANT, le poète antillais, est une invention à partir du métissage. Cette invention se produit dans des conditions de violence et de déshumanisation. On ne peut pas penser ces musiques sans réfléchir à cette violence. L’innovation est une réhumanisation. Pour Glissant, tout se joue dans la cale du bateau esclavagiste mais c’est un processus continu. Cela se poursuit avec la mondialisation. La World Music est une catégorie commerciale, et non musicale. C’est à la fois l’exploitation de la musique (Deep Forest qui remixe des musiques pygmées) et l’échange (Fela a inventé sa musique au retour des Etats Unis d’Amérique).

par Guillaume Lagrée // Publié le 25 septembre 2006

[1Note : « Aucune révolution politique n’a compté autant dans l’histoire que l’invention de la machine à vapeur » (Karl Marx)