Entretien

L’Hyprcub d’Alban Darche

Photo : Michael Parque

Alban, vous avez créé beaucoup de formations comme Le gros cube, Jass, Stringed, l’Orphicube et chacune a un style bien particulier. Pensez-vous que tous ces ensembles représentent les multiples facettes de votre personnalité ?

Alban Darche : Oui ! (rires) Je veux bien développer. C’est une question intéressante dans le sens où on peut avoir deux approches de cette réalité. On peut dire que je m’éparpille à faire des trucs vraiment divers. Moi, j’ai l’impression d’être le même dans ces différents champs d’investigation, qui sont des directions qui m’intéressent en fonction d’un type de son ou d’une équipe. Du coup, il y a coexistence de formations qui jouent de la musique radicalement différente, avec néanmoins « ma patte » qui, j’imagine, rend l’ensemble cohérent et repérable.

Alban Darche

J’ai trouvé que l’Hyprcub était assez sombre par rapport à la musique de vos autres formations. L’avez-vous composé dans une période plus sombre que vos précédents albums.

Alban Darche : Oui, je l’ai écrit la nuit ! (rires)
Non… je ne sais pas si c’est plus sombre. Il n’y avait pas une volonté de rendre quelque chose de plus sombre dans cette musique, ni une coïncidence de période qui serait pour moi plus sombre et qui pourrait l’expliquer. J’étais plutôt dans un état d’esprit curieux et volontaire, voire enjoué. J’avais envie d’aller l’enregistrer à New York. J’étais dans cet état d’esprit d’efficacité et de rapidité et plutôt dans une ambiance super positive quand j’ai écrit les morceaux. C’est un truc que je ne fais pas trop, de m’immerger dans des ambiances, d’avoir un rapport assez ésotérique aux choses, mais là, ça me faisait tripper de me retrouver à New York, de répéter en vitesse un jour et de tout mettre en boîte le lendemain. Vraiment à l’américaine. Mais il y a aussi des morceaux que j’ai retravaillés pour les adapter - que j’avais écrits précédemment pour une pièce qui s’appelle « La chute de la maison Usher » C’est une pièce adaptée d’une nouvelle d’Edgar Poe et là ce n’est pas la fête ! L’ambiance n’est pas glauque, elle est très mélancolique. On peut l’aborder de façon un peu légère, féerique, en tout cas fantasmagorique mais elle est un petit peu plombante quand même. Donc il y a ce côté-là dans cette musique.

Comment est venue l’idée de travailler avec Jon Irabagon. Qu’est-ce que Jon a apporté au sein du groupe ? Musicalement, humainement…

Sébastien Boisseau : Jon, on l’avait rencontré parce qu’il avait remplacé Sylvain Rifflet dans l’Orphicube. Il a fait un concert avec nous et humainement, ça s’est extrêmement bien passé. Nous avions envie de continuer, d’aller plus loin avec lui et ça correspond bien avec l’idée d’augmenter la formule du Petit Cube en restant dans ce format qu’on a déjà connu à l’époque où on jouait avec Arnaud Roulin au clavier et parfois avec Geoffroy Tamisier. Du coup il y avait cette envie de revenir à une forme intermédiaire qui permettait d’éclater l’écriture et de pouvoir composer avec des harmonies. Et le jeu des soufflants se combine très bien. Et puis la musique d’Alban est particulière. Je pense que Jon s’est tout de suite montré très à l’aise dans l’univers d’Alban. C’est aussi une évidence de continuer le travail avec lui.

Sébastien Boisseau

Alban Darche : On se connaissait par amis interposés. On nous a présentés, on s’est entendus. Ensuite, il y a eu cette histoire de remplacement dans l’Orphicube et là, il a fait plus que remplir le contrat. Il a évidemment joué super bien. C’est le côté extrêmement fort et efficace, très américain, qui était très appréciable. Mais en plus, il avait une vraie volonté d’investissement musical. Il n’est pas venu juste faire un gig. On est donc parti sur une collaboration à plus long terme.

Est-ce compliqué d’arriver dans un groupe et de s’approprier une musique que l’on n’a pas soi-même composée ? Faut-il un peu apprivoiser cette musique ?

Jozef Dumoulin : Le jazz est une musique faite d’une telle façon que, si on la pratique, lorsqu’on arrive dans un autre groupe, on tombe rarement sur des éléments étrangers à ce qu’on connaît déjà. Une fois qu’on reconnait les éléments, on peut se frayer un chemin à l’intérieur d’un monde. Mais on a tous nos affinités. Il y a des groupes dans lesquels on va facilement trouver notre place, d’autres avec lesquels cela prend plus de temps. Ce n’est pas forcément en fonction de la musique, ça peut être aussi l’instrumentation. Par exemple aujourd’hui j’ai joué du Rhodes et Sébastien était à la contrebasse. C’est toujours un peu plus fragile que lorsque je suis au piano parce que la combinaison acoustique piano-contrebasse est très logique, très facile et il y a aussi toute une tradition. On a appris à jouer comme ça.

Jozef Dumoulin

Sébastien Boisseau : Et je crois qu’il y a une spécificité de cette musique. C’est typiquement une musique où, au moins pendant les premières années du cursus, on a envie de jouer avec les autres. Ça fait vraiment partie des objectifs à emprunter de pouvoir jouer un jour avec untel ou unetelle.

Alban Darche : Avant d’être rattrapé par le pognon.(Rires)

Sébastien Boisseau : Il y a des choses qui la caractérisent. Par exemple, tu écoutes beaucoup de disques, tu repères des gens qui te plaisent et ça devient un peu une sorte de rêve de pouvoir jouer avec eux. Ça fait vraiment partie de notre formation. Peut-être qu’à un moment, on se concentre un peu plus sur son propos personnel ou on va ailleurs. C’est vraiment la partie inhérente au jazz. C’est ça qui nous fait grimper, qui nous fait évoluer. On a toujours envie d’aller vers des musiciens que l’on n’a pas encore rencontrés. C’est pour ça que l’on s’adapte aussi. C’est un des buts de cette musique-là. Former un groupe qui durera 15 ans… on est moins sur ce modèle-là, finalement.

Christophe Lavergne : Même si ça arrive ! Et c’est vraiment très chouette. C’est le cas d’un trio avec Alban. Mais je me suis retrouvé dans beaucoup de contextes vraiment différents : soit des formations différentes, soit des écritures différentes. Je me rappelle aussi de choses avec des joueurs de sabar, des musiciens sénégalais… Chaque compositeur vient avec quelque chose d’assez fort. Quand j’arrive dans un nouveau truc, c’est toujours pour moi un gros challenge ; j’ai l’impression d’arriver un peu tout neuf et j’essaie d’être le plus possible à l’écoute de la musique proposée, d’Alban, de Stéphane Payen, ou justement des joueurs de sabar qui arrivent avec leur propre vocabulaire, leur manière d’agencer la musique ; j’essaie de m’adapter au mieux là-dessus. Et c’est vrai qu’au fur et à mesure, ça vient de plus en plus vite. Pour la batterie, tu vas donner un son global au groupe, tu imprimes une marque assez forte…

Alban Darche : Tu as aussi le grand pouvoir de faire n’importe quoi !

Christophe Lavergne : … et de vraiment faire chier tout le monde, ou que ça mette plus ou moins en valeur la musique.

Christophe Lavergne

Alban Darche : Pour ma part, j’écris pour des gens quand j’écris de la musique. C’est important pour cette musique-là – j’écris aussi de la musique complètement écrite. Les musiciens peuvent changer et amener quelque chose de nouveau mais à l’origine c’est toujours pour des musiciens précis. Avec l’idée que ces musiciens se l’approprient et en fassent quelque chose de personnel, même si ça apparaît comme un carcan parce que la partition est chargée ou complexe. Je souhaite que chacun s’y sente bien et puisse proposer une musique - lors d’une création collective dans le cadre que j’ai prédéfini - qui laisse transpirer la personnalité de chacun.

Sébastien Boisseau : Et en ça, c’est très proche de la tradition du jazz. Il y a là ce qui est lisible, et puis il y a toute la part que chacun amène et c’est encore 50% de plus que la partition, et ça ce n’est pas écrit.

Et ma dernière question ! Je voulais savoir si vous aviez pleuré en répétant « Saudade » ? Il est très beau ce morceau.

Sébastien Boisseau : On a eu peu de temps pour répéter. On a répété un jour, on a fait deux prises sur celui-là. Quand on a écouté le morceau, on a écouté le solo de Sylvain (Rifflet) qui joue de la clarinette et qui était à New York à ce moment-là et c’était super beau. Évidemment, tu l’entends quand tu l’enregistres mais tu es tellement dans la fraîcheur du truc… Et puis, comme l’a dit Alban, sa musique parait facile à l’écoute mais elle est complexe à jouer, alors dans cette situation là, je n’étais pas sur l’émotionnel à 100%.

Alban Darche : Effectivement, on n’est pas sur l’émotionnel, comme n’importe quel professionnel. Comme lorsqu’un acteur joue un truc émouvant, il ne se met pas à pleurer parce qu’il est dans le juste investissement pour faire passer quelque chose sans être affecté par ses propres sentiments. Quand on fait un disque, on est dans l’idée de servir l’ensemble et de faire la musique le mieux possible, plutôt que de tripper personnellement.

Sébastien Boisseau : Je n’écoute pas souvent nos musiques parce qu’on les écoute déjà beaucoup à l’enregistrement. Mais lorsque tu écoutes ton disque de manière analytique, si tu te fais attraper par ce que tu as joué, alors là, oui, c’est cool !

par Félicité Çuhaciender // Publié le 13 mars 2016
P.-S. :

Le nouvel Orphicube sera présenté à L’Estran (Guidel, 29) le 29 avril dans le cadre d’une résidence de création d’Alban Darche.