Scènes

L’Orchestre National de Jazz Yvinec à l’Amphi Opéra de Lyon

Dans le rôle du stade, l’AmphiOpéra, autre temple du jazz à Lyon, reprend ses quartiers d’hiver après le festival d’été du Péristyle.
Dans le rôle du coach, Daniel Yvinec surgit dans un saut de l’ange impromptu, dernier entraînement avant la prestation sportive de son ONJ de compétition. « Vous allez assister à un marathon », prévient-il.


  • Vendredi 28 septembre 2012 : « PIAZZOLLA ! »

Eve Risser, piano préparé, flûte alto
Vincent Lafont, Fender Rhodes, Wurlitzer, électronique
Antonin-Tri Hoang, saxophone alto, clarinette basse
Rémi Dumoulin, saxophone ténor, clarinettes
Matthieu Metzger, saxophones soprano, alto et baryton
Joce Mienniel, piccolo, flûte, flûtes basse et alto
Sylvain Bardiau, trompette, bugle, trombone
Pierre Perchaud, guitare
Sylvain Daniel, basse électrique
Yoann Serra, batterie

  • Samedi 29 septembre 2012 : DIXCOVER(S)
  • 16h – Anatomy of a Murder (Duke Ellington)
    Rémi Dumoulin, saxophones, clarinettes
    Sylvain Bardiau, trompette, trombone
    Matthieu Metzger, saxophones, samples
    Yoann Serra, batterie, glockenspiel, flûte
  • 18h – Dark Side of the Moon (Pink Floyd)
    Vincent Lafont, piano, claviers, électronique
    Joce Mienniel, flûte, guitare, kalimba, électronique
    Pierre Perchaud, guitare
  • 20h – « Grand Bazar » (Bach-Aphex Twin-Ligeti-Carla Bley)
    Eve Risser, piano, piano étendu, flûte préparée, claviers, flûte
    Antonin-Tri Hoang, saxophone alto, clarinettes, orgue
  • 22h – Sign O’ The times (Prince)
    Matthieu Metzger, saxophone baryton, Farfisa, électronique
    Sylvain Daniel, basse électrique, synthétiseurs

Dans le rôle du stade, l’AmphiOpéra, autre temple du jazz à Lyon, reprend ses quartiers d’hiver après le festival d’été du Péristyle.
Dans le rôle du coach, Daniel Yvinec surgit dans un saut de l’ange impromptu, dernier entraînement avant la prestation sportive de son ONJ de compétition. « Vous allez assister à un marathon », prévient-il.

Car l’Orchestre National de Jazz se lance un défi : présenter au public lyonnais cinq concerts en 24h ! Nous les écouterons en grande formation vendredi soir (programme « Piazzolla ! ») et en « petites formes », samedi de 16h à 23h (programme "Dixcover(s)).
Le projet Dixcover(s) a consisté à revisiter des albums mythiques ou compositeurs incontournables, en respectant l’ordre initial des morceaux dans l’album, et en éclatant l’orchestre en petits ensembles. Cinq représentations, cinq épreuves, tel un pentathlon moderne, assumé par des athlètes accomplis, sélectionnés par Yvinec depuis son arrivée il y a près de 5 ans à la tête de l’ONJ.

Première épreuve : L’équitation - « Piazzolla ! [1]  »

La musique d’Astor Piazzolla est une monture à la fois fougueuse et lascive. Tour à tour, elle s’emballe ou elle vous enveloppe dans une joute érotique. Dompter Piazzolla demande une maturité affective doublée d’une technicité hors pair ; pour ne faire qu’un avec l’animal, il faut de l’humilité, et l’ONJ s’est donné les moyens de cette ambition.

L’universelle musique du compositeur argentin, qui s’est nourri de classique comme de jazz, a fait naître un projet et une collaboration entre Gil Goldstein, arrangeur des plus grands (Miles Davis, Pat Metheny, Bill Evans...), et le directeur de l’ONJ. Depuis le début de l’année 2012, toute cette équipe a partagé une résidence (Nantes en janvier ), des concerts (Paris Jazz Festival en juin) et l’enregistrement de l’album sorti dans la semaine, dont un heureux spectateur lyonnais s’est rendu le premier acquéreur.

Pour (sur)monter Piazzolla, nul besoin de bandonéon : c’était le pari de Goldstein. Se passer de l’instrument symbole du tango argentin et le remplacer par des assemblages de timbres, fournis par toute la panoplie d’instruments de l’ONJ, il fallait s’atteler à la tâche et sauter les obstacles ; le résultat est étonnant !

« Chiquilin de bachin », « Libertango », « Oblivion », « Adios Noniño »... des mélodies qui vous trottent dans la tête, des morceaux de répertoire abordés par de nombreux musiciens, quelle que soit leur obédience. Les cavaliers émérites de l’orchestre ont convaincu le public dès les premières notes : la soirée serait exceptionnelle.

En ouverture, et en hommage, quelques notes du chanteur Carlos Gardel, interprète incontournable, nous transportent dans l’esprit du tango. Après « Chiquilin de Bachin », des slaps introduisent « Libertango ». L’accompagnement chaloupé des sax et flûtes tisse une trame étrange pour le thème, joué au piano électrique par Vincent Lafont, et l’ensemble est assez envoûtant. Suivent des variations qui entraînent « Libertango » en terrain jazz, lorsqu’arrive l’impro de sax ténor.

Entre la flûte tantôt sensuelle, tantôt percussive de Joce Mienniel associée à Eve Risser (« El dia que me quieras »), le prodigieux sax alto pur-sang d’Antonin-Tri Hoang (« Mi refugio »), le voltigeur trompettiste Sylvain Bardiau et ses suraigus la tête en bas, l’orchestre prouve encore une fois son haut niveau au concours complet. En pays piazzollien, l’ONJ est roi. Ses individualités au service d’un magnifique son collectif ont conquis le public, unanimement ému par un authentique moment de musique.

Eve Risser Photo H. Collon/Objectif Jazz

Deuxième épreuve : Le tir au pistolet - « Anatomy of a Murder » (Duke Ellington)

Les tireurs : Rémi Dumoulin, Mathieu Metzger, Sylvain Bardiau, Yoann Serra
Leurs armes : essentiellement de l’air comprimé, tous les saxes de la famille, trompette, bugle, trombone, batterie et flûte.
Leur cible : la BO du drame policier de 1959, composée par le grand Duke pour le film d’Otto Preminger, Anatomy of a Murder.
Le tout, à 16h de l’après-midi, sans une goutte d’alcool dans le sang…

C’est traditionnellement avec la musique de big band qu’on fait ses premières armes de musicien de jazz, surtout lorsqu’on vient du conservatoire. Commencer avec Duke Ellington la série des quatre « Dixcover(s) » est un hommage aux grands auteurs, et ce n’est que justice ! La musique d’« Anatomy of a Murder » est dense, mais s’ouvre par un rapide thème principal sautillant et bien cuivré et se poursuit par « Flirtibird », puis le thème sensuel de « Polly » où la clarinette de Rémi Dumoulin prend un plaisir certain à s’épancher. La réécriture des quatre larrons n’a pas dénaturé le son acoustique de la version originale, avec quelques clins d’œil sous forme d’extraits sonores du film. Hormis dans « Polly » où Yoann Serra troque sa batterie contre une flûte, l’ensemble des titres est arrangé en version mini-formation mais maxi-puissance. L’énergie de ces professionnels fait mouche. Sylvain Bardiau (en pattes d’eph’) tire à balles réelles dans les suraigus de sa trompette au terme d’une inimaginable impro, et Mathieu Metzger dégaine le sax bar gros calibre. Dans ce programme bien rodé, aucune balle à blanc, ils font un vrai carton !

Sylvain Bardiau Photo H. Collon/Objectif Jazz

Troisième épreuve : La natation - « Dark Side of the Moon » (Pink Floyd)

Revisiter cet album, c’est se jeter dans le grand bain... Il ne faut pas se poser de questions, et on entend son cœur battre, comme au début de l’album. Le parti pris de Vincent Lafont, Joce Mienniel et Pierre Perchaud est finalement assez proche de l’original et cela ravit les spectateurs, attirés par l’affiche. Dans l’introduction, Joce Mienniel délaisse sa flûte pour la guitare et accompagne un Pierre Perchaud « lapstylé » ; « Speak to Me » et « Breathe » sont immédiatement reconnaissables. Dans la piscine de l’Amphi, le public se laisse submerger par une poésie aquatique ; de la face cachée de la lune aux profondeurs des océans, les musiciens nous plongent dans une atmosphère de grands espaces. Leur « Money » complètement inattendu, sonne comme une boîte à musique, où le thème joué à l’unisson piano et guitare est accompagné par la kalimba, instrument à lamelles africain. Les pulsations sont omniprésentes, les sons électroniques plus actuels, Vincent Lafont essayant de se démarquer de la version originale. La seule différence avec la vraie natation, c’est qu’on n’a pas vu le temps passer. Aucune longueur à déplorer...


Quatrième épreuve : La course à pied - « Grand Bazar » (Bach, Aphex Twin, Ligeti, Carla Bley)

Quel point commun entre Bach, Ligeti, Aphex Twin, et Carla Bley ? Peut-être aimaient ou aiment-ils rire... Auquel cas ils auraient beaucoup apprécié le traitement que leur ont fait subir Eve Risser et Antonin-Tri Hoang. Les grands artistes ne sont jamais que de grands enfants, dont la créativité n’a aucune limite.

Vingt-cinq ans de moyenne d’âge et pourtant, Eve et Antonin font partie des personnages les plus truculents de l’ONJ. Ils ont fait de ce « Grand Bazar » un mélange détonant. D’abord, il n’y a pas que le piano qui est préparé ; à l’instar d’une nature morte, toute la scène est remplie d’objets hétéroclites, des plantes vertes à quelques exemplaires de mon premier tourne-disque, toutes sortes de petits détails qui font la joie des photographes, comme un piano miniature caché dans le grand queue ou des lunettes noires planquées dans le yucca. Même le piano s’est vu pousser des feuilles à partition !

Pierre Perchaud Photo H. Collon/Objectif Jazz
A leur entrée en salle de jeu, cela commence sagement, à genoux sur un coussin, et c’est du Carla Bley qu’ils nous servent. Mais à quoi bon essayer d’y retrouver ses petits ? A part Bach, l’ancêtre de tous, qui bénéficiera d’une version de choral à quatre flûtes à bec en plastique et de quelques lignes au piano, l’idée est de déconstruire et de transformer les œuvres des compositeurs imposés par Daniel Yvinec à ses deux enfants terribles, en un matériau vivant et joyeux. Loin, très loin du jazz conventionnel, c’est une partie de musique improvisée, avec une mise en scène toutefois pensée au millimètre. Ces deux-là n’hésitent pas à triturer, imiter toutes sortes d’instruments sauf le leur. Parfois, ça ne fonctionne pas, comme la mise en marche d’un carillon à cloches multicolore monté sur un électrophone portatif qui refusera de tourner. Mais les deux garnements ne se déballonnent pas le moins du monde. Ils en gonflent même des baudruches roses tout en jouant. On s’éclate, dans ce concert ! Pour finir tous les jouets sont mis en route dans un charivari du plus bel effet, et à 21h, il est temps que les enfants aillent au lit.

Et quel rapport y avait-il avec la course à pied, me direz-vous ? Ne cherchez pas : aucun !


Cinquième et dernière épreuve : L’escrime - « Sign O’ The times » Prince

Il est 22 h passées, le démarrage est laborieux et les réglages difficiles. Les deux protagonistes, Mathieu Metzger, affublé d’une jupe plissée, et Sylvain Daniel ferraillent dans une version électroniquement sombre de l’album de Prince. Comme en escrime, les tireurs sont dépendants des câbles (électriques), l’un (Metzger) passant du fleuret au sabre (en l’occurrence du sax MIDI au sax baryton) et l’autre (Daniel) tient l’épée basse, chacun étant entouré de plusieurs synthétiseurs. Un combat étrange entre l’homme et la machine où l’on distingue quelques indices des titres de l’album, mais très éloignés de la version originale ; cela a de quoi surprendre quelques spectateurs déroutés par l’électro, dont certains vont même quitter l’Amphi.

On a l’impression que le duo prend davantage de libertés que ses collègues des deux premiers Dixcover(s). Des éléments de rythme, de textes (dont « If I Was Your Girlfriend » traduits en français) sont là pour nous rappeler au bon souvenir du Prince, mais leur interprétation de l’album prend appui dans des sons qui déchirent... Il faut dire qu’Aphex Twin n’est pas bien loin... La participation du public est sollicitée pour « Housequake », mais il y a peu de répondant. Nos « Yeah ! » sont timides ou endormis, selon la durée passée dans l’Amphi ! Le groupe reviendra pourtant en rappel, à plus de 23 h, pour boucler cette performance incroyable, en s’offrant une petite douceur, le « Slow love » de « Sign O’ The Times ».

Et toute la bande s’enlace en piste pour se dire au revoir, signe que son plaisir se trouvait aussi dans sa capacité de travailler en équipe.
En quittant l’Amphi, au terme de ce pentathlon musical, totalement réconciliée avec le sport, je pars rêver du prochain match gagnant de l’ONJ à domicile !

par Carole Massin // Publié le 15 octobre 2012
P.-S. :

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[1A noter que les cachets reçus lors du concert « Piazzolla ! » seront reversés au profit de la recherche contre les maladies neurodégénératives dans le cadre du « Brain Festival ».