Chronique

[LIVRE] Gilles Mouëllic

Le Jazz - Une esthétique du XXe siècle

Madame Schroblub, professeur d’histoire en 2223, explique à ses élèves que le XXè est le siècle du son et de l’image. Mme Schroblub est cultivée ; elle rappelle donc à ses élèves que ces techniques ont donné naissance à des arts révolutionnaires : la photo et le cinéma. Mais à cet instant, l’élève Mouëllic bondit et raconte à ses pairs médusés qu’un de ses lointains ancêtres a démontré que LE phénomène esthétique du XXè était une musique qu’on appelait le Jazz...

Gilles Mouëllic, irréductible professeur de l’Université de Rennes 2, spécialiste du cinéma, n’en n’est pas à ses débuts avec le jazz puisqu’il a déjà publié un essai intitulé Jazz et cinéma, aux Éditions des Cahiers du cinéma. En 2000, pour conclure le XXè, il publie une étude ambitieuse : Le Jazz - Une esthétique du XXè siècle.

Comme dans toute étude qui se respecte, avant que la démonstration ne commence, on cerne le sujet. Mouëllic débute donc par les origines du jazz ; mais sans s’arrêter à une chronologie que d’autres ont établie avant lui, il s’attache à la génétique du jazz, qu’on pourrait définir comme une musique de l’émancipation totale, non seulement par rapport à l’esclavage, au racisme, à la pauvreté... mais aussi par rapport à l’héritage occidental et les racines africaines. Après le « quand » (les origines) Mouëllic se penche sur le « quoi » : les définitions. Plutôt que d’être péremptoire, il donne des pistes pour comprendre le mot « jazz », les caractéristiques de cette musique, l’improvisation et le répertoire. Une fois qu’il a présenté les acteurs de cet « art de la performance », l’auteur passe à la démonstration.

Mouëllic veut montrer que le jazz est bien un art et qu’il ne pouvait naître qu’au XXè, tant il est inscrit dans les critères artistiques et sociaux de ce siècle. Si « sa capacité à évoluer sans cesse tout en gardant ses qualités spécifiques » semble en effet faire du jazz un art davantage qu’un folklore, ses spécificités, sa modernité et les contextes dans lesquels il évolue feront-il de lui le citoyen d’honneur du XXè ?

Tout d’abord, comme le souligne fort judicieusement l’auteur, « le jazz commence là où l’écriture s’arrête » ; or, force est de constater que cette insoumission a eu tendance à s’exacerber au siècle dernier. Ensuite, quel art représenterait mieux que le jazz la performance et la subjectivité, deux autres leitmotivs du XXè ? Car dans le jazz, par essence, « c’est bien la manière de jouer qui importe et non pas ce qui va être joué ». Inutile de s’étendre sur l’érotisme, ni sur le mythe dionysiaque, que le XXè a sortis de derrière les fagots et que le jazz incarne à merveille.
Au-delà des spécificités, il est (presque) facile de prouver que modernité et jazz ne font qu’un. Pour ce faire, Mouëllic se concentre sur plusieurs critères dont la spontanéité, le travail, le temps et l’espace et le swing, avec cette admirable constatation : « le musicien est en constante recherche d’équilibre dans ce déséquilibre qu’il sait essentiel ». Enfin, pour compléter sa démarche, Mouëllic s’attache à montrer en quoi le jazz est ancré dans le contexte du XXè, avant tout sur un plan idéologique ; cependant, l’auteur remarque judicieusement : « l’enjeu idéologique du jazz ne doit pas faire oublier que celui-ci est d’abord et avant tout musique. Il n’a ni signifié, ni référent. Il ne renvoie à aucune réalité concrète. ». Il aborde ensuite le point de vue du mode de vie avec l’urbanité, et termine sur l’aspect industriel, ou comment le jazz a su maintenir « la valeur de l’original en refusant la perte du rituel ».

On le devine, la construction de l’étude est limpide, et tout cela est écrit dans un style universitaire typique, sujet - verbe - complément, avec un vocabulaire précis, donc parfois un peu abscons pour le néophyte. Pour la forme, on regrettera l’absence d’illustration, et pour le fond, qu’il n’y ait pas un « petit » chapitre comparatif consacré aux autres apports esthétiques majeurs du XXè que sont, au minimum, le cinéma, la photo, le polar et la bande dessinée, les deux derniers étant sans doute plus proches car, à l’instar du jazz, ils sont également les ramifications d’un art préexistant.

Mais laissons la conclusion à l’élève Mouëllic, tout heureux d’épater la galerie, et qui cite Gilles pour notre plaisir : le jazz « aura joué un rôle considérable dans la connaissance et la compréhension du XXè siècle. » Un bien bel hommage pour une bien belle musique...

par Bob Hatteau // Publié le 6 septembre 2004
P.-S. :

Presses Universitaires de Rennes - Didact Musique - 2000 - 135 pages - Prix indicatif : 11 €