Chronique

[LIVRE] Marie Buscatto

Femmes du Jazz

Musicalités, féminités, marginalisations

Label / Distribution : CNRS Editions

La question des femmes dans le jazz est depuis longtemps posée. Même si le sujet a été abondamment commenté dans la presse spécialisée, même si les manifestations foisonnent autour des « femmes du jazz » ou le « jazz au féminin », on compte sur les doigts d’une seule main les études universitaires sur la place des femmes dans le jazz et les mécanismes de genre à l’oeuvre dans notre microcosme. Nous nous étions fait l’écho, en 2003, des travaux de Philippe Coulangeon. Depuis, peu de publications [1]. Même aux États-Unis, où la littérature est abondante sur les questions de genre, peu d’études ont été consacrées au milieu spécifique du jazz.

Le paradoxe est celui-ci : un groupe qui professe en grande majorité des idées progressistes en termes d’égalité des sexes perpétue des modes de fonctionnement discriminants à l’égard des femmes. Pourquoi et comment ?

Marie Buscatto est enseignante en sociologie, chercheuse au CNRS ; elle est également chanteuse de jazz amateur(e). Elle était donc sans doute la mieux placée pour entreprendre une étude au long cours sur le jazz en France. Après plusieurs publications dans des revues de sciences sociales, elle a donné en 2007 ce premier ouvrage auquel il faut souhaiter une postérité.

Sa méthode : l’immersion, la méthode « ethnologique » qui consiste à s’intégrer au milieu étudié et à en interroger les acteurs. Près des deux tiers de l’ouvrage sont consacrés au cas des chanteuses. Cela s’explique à la fois par les stéréotypes (femme + jazz = chanteuse), par la réalité sociologique (les femmes représentent 8% des musiciens de jazz mais 65% des chanteurs sont des femmes) et par la facilité d’accès pour la chercheuse. Là, Marie Buscatto parle peut-être plus en témoin qu’en scientifique : les préjugés des musiciens sur les chanteuses qui, par définition, ne connaîtraient pas leurs tonalités et ne seraient pas musiciennes, leur façon de voir le jazz vocal comme une sous-musique purement alimentaire, on comprend qu’elle les a ressentis personnellement, fréquentés, supportés. Elle met noir sur blanc des discours, des situations où bien des musiciennes se reconnaîtront, et nul doute qu’elles lui en sauront gré.

La seconde partie est consacrée aux femmes instrumentistes et met en évidence les mêmes phénomènes de relative marginalisation, la difficulté à « durer » dans le métier, à être reconnue par ses pairs comme « un musicien qu’on peut appeler », à concilier vie familiale et engagements professionnels, et la gestion malaisée des rapports professionnels face aux comportements de séduction.

En s’attachant à ce chantier, Marie Buscatto ouvre pour le lecteur - ou la lectrice - des champs de réflexion très vastes et suscite des envies. Mais on reste un peu sur sa faim… peut-être parce qu’on vient justement de nous mettre en appétit. L’impression reste qu’une partie du champ reste inexplorée.

Ainsi de la faible représentation féminine parmi les musiciens de jazz. On aimerait savoir où commence le déséquilibre. Par exemple, si les jeunes musiciennes sont - ou ne sont pas - attirées par le jazz autant que leurs congénères mâles. Si, dès la période d’apprentissage et les choix d’orientation musicale, existe une prédominance masculine. Ou si au contraire, à partir d’une population mixte, on assiste à une progressive élimination des femmes. Dans tous les cas, on voudrait apprendre pourquoi et comment.

Par ailleurs, l’un des principaux intérêts de cet ouvrage est de replacer le constat dans son contexte : celui d’un métier exigeant, précaire, fortement concurrentiel et de tradition masculine. On entrevoit, principalement dans l’introduction, un corps de métier à part entière, avec une organisation, une sociabilité, des pratiques professionnelles qui, sans le vouloir, ont pour résultante une mise à l’écart des collègues féminines - parfois trop éloignées de ce qui cimente l’identité professionnelle du groupe. Pour autant, cette approche est seulement esquissée et c’est bien regrettable. On aurait aimé savoir, en substance, en quoi le fonctionnement des milieux jazz se rapproche ou se singularise vis-à-vis d’autres musiques (classique, rock…), mais aussi d’autres corporations à dominante masculine dans des univers de travail différents - bâtiment, transports, métiers de bouche…

On aurait apprécié un distinguo plus précis entre la pratique amateur et le milieu professionnel - notamment pour la partie consacrée aux chanteuses : peut-on assimiler deux groupes dont le seul point commun est l’amour d’une même musique, quand l’un est confronté à de graves difficultés économiques et l’autre totalement étranger à ces préoccupations (pour ne pas dire qu’il constitue, tout bonnement, l’une des ressources économiques des professionnels) ?

Bref, on aurait apprécié que l’étude réserve une place plus importante aux éléments économiques et politiques.

Enfin, on reste perplexe face à certaines assertions de Marie Buscatto. Ainsi page 69 : « … les hommes, chanteurs comme instrumentistes, valorisent des leaders qui dirigent, des musiciens qui affirment leur discours, des expériences stimulantes et énergiques. Or les chanteuses (…) tendent à rejeter des situations impromptues jugées traumatisantes, fatigantes et frustrantes (…) disent préférer une ambiance peu agressive (…). »
Peut-être y a-t-il derrière ce type d’affirmation, plusieurs fois repris au long du livre, une réalité sociologique mesurable. Mais on a du mal à se défendre d’y voir l’expression d’a priori de genre… ce qui serait le comble pour un tel ouvrage.

Quelles que soient les réserves, il reste que Marie Buscatto fait oeuvre de défrichage et ouvre des aires de réflexion qui méritent d’être investies.

par Diane Gastellu // Publié le 12 janvier 2009

[1L’auteur de ces lignes a été récemment contactée, à la suite d’un autre article, par une jeune chercheuse : Clare Moss-Couturié, dont les très intéressants travaux sont en partie accessibles sur Internet