La France dans toute sa diversité
Le jazz français surprend toujours par sa vitalité.
La France et le jazz, c’est une très longue et belle histoire, fruit d’un cocktail inattendu entre les États-Unis, qui ont introduit cet art dans l’Hexagone, et une multitude d’influences héritées à la fois de la musique classique ou de folklores séculaires. Une phase décisive va accentuer ce phénomène avec l’arrivée de Django Reinhardt. Il n’est pas seulement le génial inventeur du jazz manouche, il induit la notion d’un jazz continental qui surprend les Américains, toujours très sûrs d’eux. Ce guitariste préfigure bien la diversité des styles que vont emprunter les musicien·ne·s français tout au long du vingtième siècle et jusqu’à nos jours. Si l’activité jazzistique a longtemps été centralisée à Paris, la France d’Outre-Mer et la province ont grandement participé au renouvellement de la musique improvisée. Plusieurs sorties récentes d’albums résument mieux que tout la vitalité intacte de ce jazz français.
Pierre Carbonneaux : Bribes (PeeWee !)
Il est temps de mettre en avant le talent de Pierre Carbonneaux . Il suffit d’aborder « So Now ? » et son poème écrit par Charles Bukowski pour saisir la représentation d’une synthèse novatrice. Texte et musique déclinent tout enfermement dans un schéma classique. Graduellement, une histoire se construit, alimentée par des rebondissements successifs. La tessiture médium de la voix de Pierre Carbonneaux ensorcelle et annonce les scansions du piano de Clément Mérienne. Fougueux, le guitariste Benjamin Garson recherche le point de lumière au bout d’un long tunnel qui permettra au saxophoniste de faire parler la poudre. The Singing Train » honore la mémoire de Georges Brassens bousculée par la trame musicale. « Syracuse », la mélodie d’Henri Salvador, s’installe dans « Sifflotis » ; promenade taillée sur mesure pour la contrebasse d’Antoine Léonardon. Subitement, l’esprit d’Ornette envahit « Il n’y a pas d’amour heureux », traversé par les attaques rythmiques d’Emilian Ducret. Les bribes de chansons françaises, les airs détournés de fanfares et les fulgurances instrumentales éclatantes font de Bribes un album somptueux paru chez PeeWee ! Records.
Ralph Lavital : Biguine Extension (Bizon Art)
En hommage à leur aîné Alain Jean-Marie et à ses albums Biguine Reflections, ce trio énergique réactualise le répertoire de la biguine. Jamais ces musiciens n’engendrent l’ennui, ils se jouent des pièges tendus par les mesures impaires comme en témoigne « Anlè Monn La », sucrerie insulaire à déguster sans modération. La dévotion envers ce style musical toujours populaire dans les Antilles françaises passe par des interactions où la complexité rythmique domine, comme dans le morceau traditionnel « Gwadloup An Nou ». Né d’un père guadeloupéen et d’une mère martiniquaise, Ralph Lavital impose sa décontraction stylistique où l’on devine l’influence de Pat Metheny. Ce fin connaisseur de l’histoire de la biguine a côtoyé les chanteuses caribéennes Tanya Saint-Val, Jocelyne Béroard et les jazzmen Michel Alibo et Arnaud Dolmen. La voix de Kélia Paulin s’élève dans l’air créole de Fernand Donatien, « Pa Oubliyé », alors que la tendresse est sublimée dans « Children », composition du batteur Jean-Claude Montredon. Une fois passée par les rebondissements percussifs d’Adriano Tenorio, le son velouté de la basse d’Elvin Bironien et le doigté inventif de Ralph Lavital la biguine se métamorphose dans le bien nommé Biguine Extension. Ce disque est paru chez Bizon Art et il est diffusé par Inouïe distribution.
Kevin Reveyrand : Extended Minimalism - Volume 1 (Continuo jazz)
Diversité, ce mot convient parfaitement à la personnalité de Kevin Reveyrand, lui qui a accompagné aussi bien Charles Aznavour que Billy Cobham. Son talent prime dans Extended Minimalism - Volume 1, album harmonieux d’un bassiste touche-à-tout. Tour à tour compositeur, arrangeur voire producteur dans de nombreux enregistrements, il a prêté main forte à la Nigériane Asa, au big band d’Ivan Jullien ainsi qu’au Réunionnais Fabrice Legros. Le fruit de ces collaborations transparaît dans ce disque métissé qui évite les clichés et valorise l’aspect mélodique.
C’est tout d’abord la violoncelliste Isabelle Sajot qui apparait dans le premier morceau, « Family », accompagnée de la basse suave et du quatuor à cordes composé d’Akémi Fillon et Line Kruse aux violons, Christophe Cravéro à l’alto et Mimi Sunnerstam au violoncelle. Ce quatuor dont les arrangements sont dus à Khalil Chahine intensifie la prestation de Céline Bonacina au saxophone baryton dans « As He Said ». L’élégance de Thomas Leleu dans « Endless Walk » est rehaussée par les percussions de Stéphane Edouard qui soutiendra également Isabelle Sajot dans « Reason And Heart » et Céline Bonacina dans « Green And Blue ». Tout repose sur la notion d’équilibre dans Extended Minimalism - Volume 1 dont la musique se prêterait à merveille à un film. L’album est publié par Continuo Jazz.
Fabrice Moreau : Ignorant As The Dawn (BRAM)
Fabrice Moreau voit la vie en bleu, celui de la fameuse blue note qui exprime des émotions intenses. Cet album est recentré autour de l’écriture exaltée de ce batteur sollicité par la crème des musicien·nes français qui vont d’Airelle Besson à Jean-Philippe Viret. Il a intégré des instrumentistes renommés entièrement dévolus à son projet dénommé Ignorant As The Dawn. Une gamme de fréquences complexe associée à l’élégance détermine les onze compositions qui explorent un éventail de nuances sonores. Le saxophoniste ténor Ricardo Izquierdo est constamment inspiré et prend soin d’ajouter de la texture lors de ses interventions solistes. Les changements de rythmes pimentent « Soleil rapide », valorisé par le piano lumineux de Jozef Dumoulin. L’imagination fertile, non dénuée de tendresse, s’associe à l’inventivité du batteur. « Sleepwalker » et « Disparition » permettent de savourer la frappe élaborée de Fabrice Moreau qui évoque par moments l’énergie communicative d’Aldo Romano. Quant à Nelson Veras, il demeure impressionnant ; les timbres raffinés et la vigueur de son jeu à la guitare embellissent « L’Autre ou l’un ». Disque chaudement recommandé, publié par Bram et distribué par L’Autre Distribution.
Diego Imbert et Alain Jean-Marie : Ballads (Trebim Music)
A eux deux ils font figure de vieux sages. Certes, Diego Imbert a pratiquement vingt années de moins qu’Alain Jean-Marie mais leur connivence et la maîtrise de leurs instruments respectifs les rendent indissociables. En 2020 ils avaient enregistré Interplay et leur complicité musicale fut encensée mondialement. Ils remettent le couvert avec ce délicieux Ballads et revisitent onze standards avec l’aide de Daniel Yvinec à la direction artistique. Les notes soupesées du contrebassiste résument son intérêt pour les diversités musicales. De Django Reinhardt à Astor Piazzolla en passant par Toni Gatlif ou Biréli Lagrène, l’univers de Diego Imbert s’intègre idéalement au style unique d’Alain Jean-Marie. Les échos d’un jazz français, ou plus exactement antillais, surviennent au détour des phrasés prolifiques du pianiste, toujours attrayant.
Singularité de cet album, ces airs mille fois entendus se perçoivent ici avec une lenteur d’exécution qui les métamorphose malicieusement. Dans « Stardust » (Carmichael & Parish), l’ouverture exquise du pianiste annonce l’entrée bouleversante du contrebassiste. Les deux musiciens installent une féérie entraînante dans « Summer Serenade », morceau écrit par l’un des pionniers du saxophone alto, le multi-instrumentiste Benny Carter. C’est la gravité qui l’emporte dans « First Song » de Charlie Haden alors que l’imagination fertile fait rayonner « My One And Only Love », pièce majeure composée par Guy Wood et Robert Mellin. Ce duo est parvenu à réinventer onze compositions de manière inouïe, marque des plus grands. Album magistral édité par Trebim Music.

